Nissan, mois de toutes les délivrances

Comme nous l’avons précédemment expliqué, tout homme doit impérativement se rappeler chaque jour la sortie d’Egypte, sur la base de l’injonction (Pessa’him 116a) : « A chaque génération, l’homme a l’obligation de se considérer comme étant lui-même sorti d’Egypte. »

Ainsi que le souligne le Gaon de Vilna, d’après les termes employés, il s’agit bel et bien d’une obligation stricte. Ne pas s’y soumettre revient donc à transgresser un interdit. Cependant, comment peut-on contraindre un homme qui, de plus n’a jamais connu l’esclavage, à se sentir personnellement impliqué par un évènement historique aussi ancien ? De là à dire qu’il transgresse un interdit, cela paraît en outre démesuré !

Une maxime de nos Sages peut nous aider à comprendre ce double paradoxe. Elle se trouve dans le Talmud (Roch Hachana 11a) : « C’est en Nissan qu’ils furent délivrés et seront de nouveau appelés à l’être à l’avenir. » Plus encore que le mois de Nissan, la nuit de Pessa’h, « nuit de gardes », qui est hors d’atteinte des êtres malfaisants (Pessa’him 109b), correspond à un moment particulièrement propice à la Délivrance.

On peut cependant se demander pourquoi la délivrance eut lieu spécialement en Nissan. Si l’on part du principe que l’élément déterminant fut l’annonce des anges à Avraham concernant la future naissance de Yits’hak, qui eut lieu en ce mois (Beréchit Rabba 48:12 ; Mekhilta Bo 12), pourquoi fut-il établi avant cela que ce mois verrait aussi la libération des enfants d’Israël ? Par ailleurs, pourquoi ce mois est-il, d’après la Torah, le premier de l’année ? Pourquoi s’y voit-on protégé des anges destructeurs ? Et pourquoi Pessa’h est-elle la « fête du printemps » ? Les réponses à toutes ces questions se rejoignent et nous allons, si D. veut, tenter de les présenter ici.

Toutes les mitsvot nécessitent une intention particulière (cf. Roch Hachana 28b), pour véritablement les vivre et les ressentir. Il en va de même en ce qui concerne le souvenir de la sortie d’Egypte. On ne saurait se contenter de la raconter simplement ; ce récit doit être ressenti et intériorisé, tant intellectuellement qu’émotionnellement. Il faut se représenter la souffrance intense de nos pères en Egypte et réaliser que s’ils n’avaient pas été libérés, nous aussi serions à l’heure actuelle plongés dans cette détresse.

Ainsi « vécu », le récit de la sortie d’Egypte est de nature à nous inspirer une puissante foi en D., Créateur du monde, face au mauvais penchant, qui tente sans cesse de l’affaiblir. Or, lorsqu’arrive la fête de Pessa’h, c’est le moment idéal pour renouveler et raffermir cette foi, à travers ce récit ressenti dans notre chair, comme si nous-mêmes étions sortis d’Egypte.

On touche là à la spécificité du mois de Nissan – à rapprocher du mot nissayon (épreuve). Le mois de Nissan est un test qui permet de vérifier comment l’homme vit tout au long de l’année – comme un homme libre ou comme un esclave du mauvais penchant. Ainsi, le mois de Nissan est-il le premier des mois, propice à la Délivrance et au développement de la foi en D. Si l’homme profite de ce moment-clé pour se renouveler, il passe l’épreuve avec succès et reste ensuite toute l’année dans cet état d’esprit constructif, à condition toutefois qu’il cultive le sentiment qu’il a personnellement bénéficié de la sortie d’Egypte.

A ce propos, on m’a rapporté sur de nombreux tsaddikim, dont par exemple l’Admour Rabbi Moché Mordekhaï de Lelov zatsal, qu’ils avançaient, des ballots sur leurs épaules, en récitant le verset (Chemot 12:34) : « leurs restes attachés à leurs vêtements sur leurs épaules », tant ils ressentaient la sortie d’Egypte dans leur chair, comme une réalité tangible. On raconte aussi au sujet du ‘Hafets ‘Haïm qu’on le surprit un jour éclatant d’un rire bruyant. A ses proches médusés, il expliqua : « Je suis en train d’étudier la plaie des poux, et je m’imagine comment, sous l’effet de la plaie, les Egyptiens ne cessaient de se gratter tout le corps, et c’est pourquoi je ris. » Cela nous démontre combien il est important de s’imaginer, au point de les ressentir, les tribulations de nos pères en Egypte, et leur existence d’esclaves.

De ce fait, affirme Rabbi Chimon ben Gamliel, « celui qui n’a pas mentionné les trois éléments suivants à Pessa’h n’est pas quitte de son devoir. Il s’agit du pessa’h, de la matsa et du maror. » (Pessa’him 116b) C’est la seule et unique fois, note le Yechouat Hachem, où nous trouvons l’obligation de mentionner une mitsva avant son accomplissement. Comment expliquer ce cas unique ? Comment, en outre, peut-on aller jusqu’à affirmer que celui qui n’a pas procédé ainsi ne s’est pas acquitté de son obligation ?

Il s’agit en fait d’un cas bien particulier, puisqu’en mentionnant ces trois éléments, on en vient à ressentir plus intensément la sortie d’Egypte. Exprimer les choses oralement, c’est aligner sa parole à sa pensée, autrement dit, devenir plus sincère. Dire et ressentir simultanément, c’est là le sens de la fête de Pessa’h.

A cet égard, l’attitude de nos Maîtres, occupés à relater toute la nuit du séder les miracles de la sortie d’Egypte en position accoudée, telle que la Haggada nous la décrit, est en adéquation avec ce principe. Comment expliquer, en effet, qu’ils restèrent occupés toute la nuit à relater cet évènement, si ce n’est qu’ils se sentaient hautement concernés par celui-ci, comme s’ils en avaient fait l’expérience ? Ils éprouvaient réellement ce sentiment de libération, libération des entraves du mauvais penchant – Paro – par le pouvoir de la foi en D.

Le Beth Israël zatsal se penche sur le principe édicté dans la Guemara (Pessa’him 6b) : « Il existe deux choses qui, bien que n’étant pas la propriété de l’homme, sont considérées par le texte comme l’étant : (…) le ‘hamets à partir de la sixième heure (…) ». Or, nous rappelle l’Admour de Gour, le levain symbolise le mauvais penchant, que tout homme a la possibilité de dominer à Pessa’h, et c’est là la source de la joie profonde qu’il ressent. Est-il en effet plus grand bonheur que de se voir rapproché du Créateur, de pouvoir maîtriser ses instincts et de renforcer sa foi ?

Comme nous l’avons mentionné au départ, les anges annoncèrent au premier Patriarche, à Pessa’h, la future naissance de Yits’hak, lui indiquant ainsi allusivement qu’au mois de Nissan, il parviendrait à surmonter l’épreuve (nissayon). Or, de même qu’Avraham Avinou triompha de dix épreuves (cf. Avot 5:3), ses descendants parviendraient à résister à l’adversité et à se renouveler pour servir le Créateur. Dès lors, les forces impures perdent toute emprise sur les enfants d’Israël, comme en cette « nuit de gardes », à l’abri de tout être nuisible.

Nous comprenons à présent pourquoi cette fête est aussi qualifiée de « fête du printemps » (Devarim 16:1), évoquant la floraison et le bourgeonnement des arbres qui, soudain, font peau neuve. Métaphoriquement, cela évoque les nombreuses épreuves que traverse l’homme dans sa jeunesse, ainsi que l’opportunité de techouva, qui lui permet de faire peau neuve – se renouveler et retrouver la pureté de la jeunesse.

Hélas, nous voyons très souvent, à notre époque, des hommes et femmes déjà âgés, qui ne parviennent pas à résister à l’épreuve du temps et « se déguisent » en jeunes. Ils adoptent un habillement court et à la mode, en espérant qu’ils auront ainsi l’air d’avoir quelques bonnes années en moins. Heureusement, d’autres résistent à ce courant dévastateur, à l’instar de nos ancêtres, qui gardèrent leur spécificité juive en Egypte. Ceux-là bénéficient de l’aide divine.

De quel type d’épreuves peut-il s’agir ? Nous récitons dans la Haggada : « Nous étions esclaves de Paro en Egypte », tandis que maintenant, nous sommes libres. Lorsque, par exemple, un homme est riche et se laisse aveugler par sa fortune, au point de ne plus ressentir l’exil, il est esclave de son mauvais penchant.

Il existe cependant un moyen de lutter contre l’esclavage, que l’on peut déduire d’un célèbre Midrach (Esther Rabba 7:25) : « Le Saint béni soit-Il déclara aux [fondateurs des] tribus : Vous avez vendu Yossef. Par votre vie, vous aussi deviendrez esclaves ! » Mais l’amendement doit passer par l’unité, comme le prouve l’universalité de la nuit du séder. En cette soirée, tous, riches comme pauvres, attablés autour d’une même table, évoquent l’asservissement de leurs ancêtres, brisant ainsi le détestable défaut d’orgueil et se rapprochant de D. à l’unisson.

De fait, la vertu de l’unité permet de surmonter les épreuves, d’aider l’autre, et ainsi, d’arriver tous ensemble à la Délivrance. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, le soir de Pessa’h, nous consommons du ‘harosset, mot qui peut être décomposé en ‘hérout (« liberté »), d’une part, et la lettre samekh, de l’autre. D’une guematria de soixante, celle-ci nous rappelle les soixante myriades de Juifs esclaves qui sortirent d’Egypte.

La coutume veut en outre que l’on trempe le maror dans le ‘harosset (Pessa’him 10:3) afin de mêler les riches (le ‘harosset) aux pauvres (le maror), en une parfaite harmonie. Ainsi réunis, ils évoqueront le souvenir commun de l’esclavage.

Ce principe doit être appliqué à tous les niveaux, puisque nous devons nous souvenir des mauvais jours même lorsque tout va bien, cultiver l’unité et la paix au sein de notre peuple, jusqu’à la Délivrance, que nous espérons très prochaine. Amen !

Hevrat Pinto • 32, rue du Plateau 75019 Paris - FRANCE • Tél. : +331 42 08 25 40 • Fax : +331 42 06 00 33 • © 2015 • Webmaster : Hanania Soussan