La mort des premiers-nés ou le tri des étincelles de sainteté

« Je passerai, en cette nuit, en terre d’Egypte, et Je frapperai tout premier-né en terre d’Egypte » (Chemot 12:12)

Par nature, le benjamin est l’enfant préféré de son père, comme le démontre l’histoire de Yossef, favori de Yaakov : « Et Israël préférait Yossef à tous ses fils, parce qu’il était le fils de sa vieillesse. » (Beréchit 37:3) Pourquoi, dans ce cas, D. choisit-Il de s’en prendre aux premiers et non aux derniers-nés ?

Autre question, à laquelle le Zohar (I 261b ; III 262a) propose sa réponse : pourquoi la sortie d’Egypte est-elle évoquée dans la Torah cinquante fois, ni plus ni moins ?

Il me semble, pour ma part, que les enfants d’Israël avaient pour mission de réparer, dans cette terre impure, toutes les étincelles saintes qui y avaient été emprisonnées depuis la faute d’Adam Harichon. Or, les Egyptiens, conscients de cette tâche qui avait été confiée aux Hébreux, firent tout leur possible pour la leur compliquer, en les contaminant de leur impureté, s’en prenant en particulier aux aînés, qui représentent l’essentiel. D’ailleurs, loin de s’en prendre à ceux-ci dans les seules frontières égyptiennes, leur attaque les visait dans le monde entier. In fine, ils voulaient empêcher les enfants d’Israël de sortir d’Egypte en les faisant chuter jusqu’au cinquantième palier d’impureté, ce qui leur ferait définitivement perdre tout espoir de délivrance et causerait leur disparition.

Mais, dans Sa miséricorde infinie, le Créateur, témoin de ces machinations, donna un « coup de pouce » aux enfants d’Israël, en parachevant par Lui-même leur travail avec la mort des premiers-nés. Il ne Se contenta pas alors de tuer les premiers-nés égyptiens dans leur terre, mais même ceux qui se trouvaient dans d’autres contrées, ou encore les premiers-nés d’autres origines qui se trouvaient alors en Egypte (Mekhilta Chemot 12).

C’est là, à mon sens, la signification profonde du verset (Chemot 12:30) : « Il n’était point de maison où il n’y ait de mort (mèt). » A travers cette ultime plaie, D. avait porté le coup de grâce aux forces impures, appelées mèt. C’est aussi la raison pour laquelle la sortie d’Egypte est mentionnée à cinquante reprises dans la Torah, car D. avait ainsi réparé les cinquante paliers d’impureté, combattant en Egypte les forces du mal pour faire émerger les Hébreux de la servitude à la liberté.

C’est là le sens de la mise en garde de Paro à l’encontre de Moché Rabbénou (ibid. 10:28) : « Garde-toi de reparaître à ma vue, car le jour où tu verras mon visage, tu mourras. » Un discours aussi dur est difficile à comprendre. Paro ne craignait-il pas la dernière plaie, qui mettrait pourtant ses jours en péril, lui-même étant un premier-né ?

L’absence de crainte du tyran était un symptôme de son refus de percevoir la toute-puissance du Créateur, capable de distinguer la provenance pure ou impure de chaque goutte de semence. En outre, même s’Il tuait tous les premiers-nés égyptiens, croyait Paro, Il resterait des premiers-nés d’autres origines en Egypte, empêchant ainsi la sortie des enfants d’Israël de ce pays. Car le souverain égyptien était caractérisé par un orgueil démesuré, qui lui fit dire : « Mon fleuve est à moi ; c’est moi qui me le suis fait ! » (Ye’hezkel 29:3)

Comme on le sait, il se trompait lourdement et le Tout-Puissant savait parfaitement distinguer les aînés des cadets (Baba Metsia 61b). « A Celui Qui opère des prodiges seul », peut-on lire dans le Hallel (Tehilim 136:4). Car il y a des choses que Lui seul peut accomplir, comme le fait de distinguer le rang de chaque enfant dans la fratrie, et c’est pourquoi Il passa seul sur l’Egypte, lors de la dernière plaie, où Il frappa tous les premiers-nés s’y trouvant, exception faite des Hébreux : « A Celui Qui frappa les Egyptiens dans leurs premiers-nés (…) et fit sortir Israël du milieu d’eux » (ibid. 10-11). En effet, c’est au cœur de la plaie des premiers-nés que le Saint béni soit-Il les fit sortir d’Egypte, tout en en extrayant toutes les étincelles de pureté qui s’y étaient égarées.

Si les premiers-nés égyptiens, et non hébreux, succombèrent lors de cette plaie, c’est parce que les femmes juives, particulièrement vertueuses, s’étaient préservées de toute souillure avec des Egyptiens. N’eût-ce été le cas, les aînés des enfants d’Israël aussi auraient péri, les forces impures n’auraient pu être anéanties et les étincelles de sainteté n’auraient pu être ramenées à leur source.

Pour cette raison, cette plaie fut la dernière et l’ultime, car il s’agissait de la touche finale à ce tri des étincelles de sainteté qui devaient être extraites de l’impureté égyptienne.

A la lumière de ces explications, le célèbre passage du Midrach mettant en scène les Hébreux face à la mer Rouge, va lui aussi s’éclairer. « Trois groupes se trouvaient face à la mer : l’un priait, le second voulait pénétrer dans les eaux, et le troisième, retourner en Egypte » (Mekhilta Bechala’h 15:9), peut-on y lire. Comment se fait-il que le Saint béni soit-Il ne laissa pas éclater Sa colère contre ce dernier groupement, qui semblait remettre en cause Ses promesses en dépit de tous les miracles réalisés jusque là ? En vérité, ces hommes avaient des mobiles parfaitement purs, et étaient aiguillonnés par le raisonnement suivant : si Paro s’est lancé à notre poursuite, c’est la preuve que nous n’avons pas terminé de réparer toutes les étincelles égarées en Egypte, et il faut donc y retourner pour achever ce travail.

De ce fait, non seulement le Saint béni soit-Il ne Se mit pas en colère contre eux, mais Il alla même jusqu’à dire : « Je te garde le souvenir de l’affection de ta jeunesse, de ton amour au temps de tes fiançailles, quand tu Me suivais dans le désert, dans une région inculte. » (Yirmyahou 2:2) S’Il avait éprouvé de la colère à l’égard de ces hommes, Il ne les aurait pas inclus dans ce verset concernant l’ensemble du peuple juif.

De fait, la mer se fendit et les enfants d’Israël purent y pénétrer, sans avoir besoin de retourner en Egypte. Car le travail de « raffinage » des étincelles de sainteté avait été parachevé lors de la dernière plaie.

Concernant le déroulement de celle-ci, l’Admour d’Amchinov pose une question particulièrement intéressante au sujet du commentaire de Rachi sur le verset (Chemot 12:30) : « Et Paro se leva de nuit, et tous ses serviteurs (…) ». «  Paro se leva – de son lit », explique le maître de Troyes. En quoi la précision de Rachi est-elle pertinente ? demande le Rabbi. Que vient-elle nous apprendre de plus ? En outre, pourquoi avoir écrit que les évènements l’ont tiré de son lit, et non du sommeil ?

Cela nous démontre une fois de plus, explique-t-il, l’incommensurable orgueil du tyran, puisqu’en dépit de la plaie des premiers-nés, intervenue, selon la promesse divine, au beau milieu de la nuit, il ne resta pas réveillé, mais alla tranquillement se coucher, sans aucune crainte. Cependant, cela ne répond pas à la dernière question. Pourquoi avoir précisé qu’il fut ainsi tiré de son lit, et non de son sommeil ? Au-delà, Paro avait eu jusque là tout loisir de constater que chaque prophétie de Moché s’était accomplie dans ses moindres détails, alors comment avait-il pu aller se coucher tranquillement en un tel moment ?

Même si, dans son orgueil démesuré, il refusait envers et contre tout de prêter foi aux paroles de Moché, en dépit de l’accumulation de preuves de leur véracité, n’aurait-il pas dû logiquement rester au moins dans l’expectative ? Si un prophète connu pour l’accomplissement de toutes ses révélations, annonce à un homme que tous ses fils mourront le même jour, à minuit précises, cet homme pourra-t-il aller tranquillement dormir dans son lit ?

Si Paro en arriva à une telle erreur de jugement, c’est, comme nous l’avons vu, parce qu’il refusait de croire que le Tout-Puissant pouvait distinguer les premiers-nés des autres. Nul doute, pensait-il, que les enfants d’Israël n’allaient pas tarder à sombrer dans le cinquantième et irréversible degré d’impureté, et que cette nuit scellerait leur fin. Qu’importait le sacrifice de quelques milliers d’Egyptiens, pourvu que les enfants d’Israël restent éternellement en Egypte ! raisonnait-il.

En outre, en allant tranquillement se coucher dans son lit, Paro visait à porter le coup de grâce à ses ennemis en les décourageant afin qu’ils remettent en question la prophétie de Moché. Le doute ne manquerait pas de s’infiltrer dans les esprits entre, d’un côté la proclamation de la mort des premiers-nés au cours de la prochaine nuit, à minuit, qui devrait marquer leur libération totale et définitive, et de l’autre, cette apparente indifférence et incrédulité du monarque égyptien.

Cette ambivalence risquait de semer en eux l’incertitude quant à la validité de la prophétie de Moché. Or, s’ils finissaient par douter de Moché et des miracles divins, ils perdraient tout bénéfice de leur abnégation envers le Créateur, s’exposant au risque de rester à jamais en Egypte.

Cependant, les machinations de Paro, qui sentait sa fin approcher, échouèrent, puisque les enfants d’Israël ne prêtèrent nullement attention aux rumeurs contradictoires. C’était d’ailleurs sans doute la raison à l’interdit divin de sortir des maisons au cours de cette nuit, afin d’empêcher que les enfants d’Israël n’aient vent de l’attitude de Paro et n’en soient découragés. Armés d’une foi à toute épreuve, ils se préparèrent comme si de rien n’était pour la grande nuit qui devait marquer leur libération définitive des serres égyptiennes.

Cet épisode nous démontre que si, à D. ne plaise, nous ouvrons le plus petit interstice au mauvais penchant, une fois qu’il s’y infiltre, le danger est très grand, dans le sens où nos Maîtres écrivent (Avot 2:4) : « Ne présume pas de toi jusqu’au jour de ta mort. »

Ainsi, Paro voulait introduire des doutes dans le cœur des enfants d’Israël, mais quand il entendit que tous les premiers-nés égyptiens ou non étaient effectivement morts, à l’exception de ceux des Hébreux, il comprit que la guerre était perdue, que l’ange tutélaire de l’Egypte n’était plus et que toutes les étincelles de sainteté avaient été extraites et raffinées. Etant un premier-né, il se mit alors à craindre pour sa propre vie.

Cette défaite des forces du mal se lit en filigrane à travers l’expression employée par Rachi à propos de l’expression : « Paro se leva » – « de son lit (mimitato) ». Ce dernier terme peut être décomposé en mèm-tèt, allusion aux 49 degrés d’impureté, et métou, qui veut dire : « ils sont morts ». Face à sa déconfiture, Paro ne put que constater la toute-puissance divine, et c’est pourquoi il se mit à demander grâce à Moché et Aharon pour lui-même comme pour sa patrie.

La capitulation de Paro et des forces impures face à la démonstration de force du Créateur se trouve parfaitement résumée dans le verset (Chemot 14:25) : « car l’Eternel combat pour eux contre l’Egypte ». Toutes les étincelles de sainteté avaient été récupérées et délivrées.

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