‘Hamets et matsa ou la lutte contre l’orgueil

En marge du verset (Chemot 12:34) : « Et le peuple emporta sa pâte avant qu’elle lève (…) », le Zohar (II 40b) indique : « La notion de se débarrasser du ‘hamets fut transmise à Israël, comme le révèle ce verset, ainsi que le suivant (Chemot 12:19) : “qu’il ne soit point trouvé de levain dans vos maisons ”. En plusieurs endroits, la différence entre ‘hamets et matsa est clairement explicitée : le ‘hamets est le mauvais penchant, tandis que la matsa représente le bon penchant. »

Quelle est donc la véritable raison de la consommation de matsa à Pessa’h, doublée de l’interdit touchant le ‘hamets ? À priori, il semble s’agir d’un impératif d’origine divine, comme le soulignent nombre de versets : « pendant sept jours, vous mangerez des matsot » (Chemot 12:15), « qu’il ne soit point trouvé de levain dans vos maisons » (ibid. v.19), « vous ne mangerez d’aucune pâte levée » (ibid. v.20). Néanmoins, d’un autre côté, il est écrit (ibid. 12:39) : « Ils firent cuire la pâte qu’ils avaient emportée d’Egypte, des gâteaux-matsot, car elle n’avait pas fermenté ; parce que, repoussés de l’Egypte, ils n’avaient pu s’attarder (…) ». Ici, il semblerait plutôt que la pâte se soit transformée en matsot par manque de temps pour lever. Nous avons déjà précédemment proposé une réponse à cette question, mais allons à présent suggérer une autre démarche explicative.

Mais auparavant, penchons-nous sur le problème suivant : pourquoi les enfants d’Israël durent-ils, dès leur sortie d’Egypte, commémorer immédiatement le souvenir de ce « pain de misère » qu’ils mangeaient en Egypte ? Pourquoi le Créateur n’attendit-Il pas qu’ils aient définitivement quitté cette terre impure pour leur ordonner de célébrer, à partir de l’année suivante, la fête de Pessa’h, fête des matsot, en souvenir de cette « nuit des gardes » qui les avait vus sortir d’Egypte l’année précédente ?

Par ailleurs, le sacrifice de l’agneau pascal fut effectué au cours de cette même nuit, afin de le réaliser au vu et au su des Egyptiens, privés de toute réaction (cf. Chemot Rabba 16:2) en dépit de cette « irrévérence » envers la bête qu’ils idolâtraient. Admettons donc que, concernant cette mitsva, elle ne pouvait souffrir d’être reportée ; il n’en demeure pas moins que la consommation du « pain du pauvre » aurait, semble-t-il, pu être remise à la commémoration de l’année suivante.

Il faut également comprendre les deux variantes de la Haggada : ha la’hama ania d’après certains, tandis que d’autres présentent une version avec un caf accolé à cette expression (cf. Maguen Avot et Michna Beroura 473:6), l’une datant d’avant la destruction du Temple, l’autre d’après.

Autre question : pourquoi nos Sages nous ordonnèrent-ils (Pessa’him 99b) de nous accouder lors de la nuit du séder ? N’est-ce pas à priori une marque d’orgueil, voire même d’effronterie, vis-à-vis du Très-Haut ?

Rappelons tout d’abord que l’orgueil est mère de toutes les fautes et que, comme nos Sages l’indiquent, Paro en était l’avatar le plus poussé au monde, au point qu’il osa dire à Moché et Aharon : « Qui est D. pour que j’écoute sa voix ? » (Chemot 5:2) !

Or, pour sortir d’Egypte, les enfants d’Israël devaient briser l’écorce impure que représente ce vice, d’où l’ordre des mitsvot de Pessa’h : le ‘hamets évoque, comme nous l’avons vu, l’orgueil, et c’est pourquoi il importait avant tout de l’annuler « avant (térem, de même guematria ketana <*46>46@G que gaava) qu’il gonfle » (Chemot 12:34). Il faut effacer toute superbe personnelle pour ne s’attacher qu’à la fierté dans le Service divin, comme il est écrit (Divré Hayamim II 17:6) : « Son cœur s’enorgueillit dans les voies du Seigneur. » Il faut consacrer tout son être au Créateur et en faire la louange, source de joie pour le Saint béni soit-Il.

A ce titre, le Zohar (II 40b) note : « Lorsque les enfants d’Israël font le récit de la sortie d’Egypte, cela ajoute force et puissance aux légions célestes, qui à leur tour, confèrent de la force à leur Maître. » Dans le même ordre d’idées, on peut lire (ibid. III 7b) : « Les enfants d’Israël sont le terreau nourricier (litt. ravitailleur) de leur Père céleste, à l’image d’un roi qui bénéficie d’un surcroît de force lorsqu’on loue celle-ci, car tous en viennent alors à le craindre et sa gloire les surpasse. »

Cette idée remarquable implique que, pour parvenir à ce niveau extrêmement élevé d’ajout de force au Créateur, une préparation conséquente est nécessaire, visant à annuler l’orgueil – le ‘hamets – et à développer modestie et soumission, à l’image de la matsa, de consistance si humble. Une telle attitude est source de joie et même de puissance pour le Créateur.

Tel est le sens du verset : « Et le peuple emporta sa pâte avant qu’elle lève ». Ils allaient ainsi à l’encontre de l’esprit de l’Egypte, civilisation si fière et hautaine, et qui, même après les dix plaies, se croyait supérieure au monde entier.

De ce fait, D. désirait qu’aussitôt après la sortie d’Egypte, les enfants d’Israël effacent de leur cœur toute trace d’orgueil, car le Créateur affirme ne pouvoir coexister avec l’orgueilleux (Sota 5a). Les Hébreux se soumettraient ainsi à l’autorité divine avant même le don de la Torah, qui ne peut s’acquérir qu’avec humilité (Taanit 7a). Telle était aussi la qualité distinctive de Moché Rabbénou (Bamidbar 12:3). En un mot, ce n’est que lorsqu’on aura anéanti le vice de l’orgueil que l’on pourra échapper au joug du mauvais penchant et se lier au bon.

Néanmoins, il ne suffit pas d’annuler l’arrogance extérieure, superficielle, mais aussi celle ressentie intérieurement, dont on doit se débarrasser du moindre relent. Et c’est pourquoi la moindre miette de ‘hamets, aussi minuscule soit-elle, doit être éliminée.

De plus, concernant celui-ci, on ne peut se contenter de l’annuler, mais on doit aussi le rechercher de crainte d’en venir à le manger (Pessa’him 4b, 6b). Cela se vérifie point pour point en ce qui concerne la suffisance : il ne suffit pas de l’annuler ; il faut totalement l’éliminer, sans quoi elle se réveillera un jour et recommencera à influencer l’homme.

Les termes du verset traduisent cette idée : « Et le peuple emporta (vayissa) sa pâte avant (térem) qu’elle lève ». Ce verbe évoque littéralement le fait de porter, de lever, autrement dit de s’élever du défaut d’orgueil pour en arriver à l’élévation intense de l’humilité – « avant qu’elle lève ». Se dessine ici, à travers le texte saint, le travail de réparation et d’annulation de l’orgueil, effectué avant même la sortie d’Egypte, notamment par le biais de la consommation de matsa, symbole d’humilité et d’effacement.

Notons au passage que les première et dernière lettres du terme térem sont un tèt et un mèm, de guematria quarante-neuf. C’est dire combien les enfants d’Israël se travaillèrent afin de s’extraire des quarante-neuf degrés d’impureté. En outre, sachant que les lettres tèt et tav sont interchangeables, le terme térem évoque également la terouma, le fait qu’ils firent don (sens de ce mot) de leurs personnes au Créateur, en Le suivant sans provisions, confiants dans Ses bontés, passant ainsi des quarante-neuf (mèm-tèt) degrés d’impureté au niveau d’offrande (terouma) faite au Créateur.

C’est la raison pour laquelle le Zohar évoque « l’injonction (pekouda) d’éliminer le ‘hamets », car il s’agit d’une mitsva positive, d’un ordre strict englobant la nécessité de déraciner tout orgueil et de rester toujours humble, la fierté ne seyant, comme nous l’avons dit, qu’au Très-Haut.

Cela va nous permettre de répondre à notre question concernant l’accoudement de rigueur lors du séder. Après avoir annulé toute trace d’orgueil et s’être « ancré » dans les traits de modestie et d’effacement, nous pouvons parvenir à concrétiser le niveau du verset : « son cœur s’enorgueillit dans les voies du Seigneur » et, en tant que princes, sommes en droit de revendiquer une telle attitude.

Après cela, nous pouvons entamer le compte de l’Omer et nous préparer à la fête de Chavouot, à recevoir la Torah. Car au cours de chacun des quarante-neuf jours de ce compte, nous réparons un autre palier d’impureté (Zohar III parachat Emor), tout en accédant à un palier de pureté. Ainsi, de jour en jour, nous anéantissons tous les vices, ce qui nous permet d’intégrer la Torah.

Dès lors, on conçoit l’impératif : « qu’il ne soit point trouvé de levain dans vos maisons » (Chemot v.19) comme un préambule à l’accomplissement de la mitsva : « et le peuple emporta sa pâte avant qu’elle lève ». Nous comprenons à présent parfaitement pourquoi, déjà avant la sortie d’Egypte, D. nous a ordonné d’annuler et d’éliminer tout ‘hamets, en plus de la mitsva de badigeonner du sang sur les linteaux et les montants des entrées.

Car, si Paro persista dans son orgueil, il fut ordonné aux Hébreux d’aller à l’encontre de cet exemple, à fuir, dans tous les sens du terme, pour cultiver l’humilité. Au-delà, leur départ de ce pays, tel qu’il est évoqué dans la Torah, souligne cette nécessité de « repousser » ce vice pour développer son antithèse : « parce que, repoussés de l’Egypte, ils n’avaient pu s’attarder (…) » (Chemot 12:39).

Cela nous permet par ailleurs de comprendre la formulation de la mitsva que Moché transmet aux enfants d’Israël : « Tirez et prenez pour vous du menu bétail (…) » (ibid. 12:21), ainsi commentée par nos Sages (Mekhilta ; Yalkout Chimoni) : « Retirez vos mains de l’idolâtrie et prenez pour vous du bétail de mitsva (l’agneau du sacrifice). » A cet égard, l’orgueil peut être à juste titre considéré comme une véritable forme d’idolâtrie – avoda zara – mot dont les initiales forment le mot az (effronté), que l’on retrouve dans la maxime : « L’effronté ira au Guehinam » (Avot 5:20). Or, ce défaut est le propre de l’orgueilleux, de celui qui ne connaît pas le sentiment de honte.

Nos Sages vont même plus loin dans la condamnation de ce défaut, affirmant que « celui qui ne connaît pas la honte ne s’est certainement pas tenu au pied du mont Sinaï » (Nedarim 20a ; Zohar III 257a). La finalité de la sortie d’Egypte, s’il était besoin de le rappeler, était la réception de la Torah, et c’est pourquoi Moché Rabbénou demanda aux Hébreux de se mettre, déjà avant celle-ci, en adéquation avec son esprit en développant l’humilité.

Comme l’a fait si justement remarquer l’un de mes élèves, c’est aussi la raison pour laquelle nos Maîtres ont institué la recherche du ‘hamets à la lumière d’une bougie, excluant l’éclairage naturel de l’astre solaire ou lunaire (cf. Pessa’him 7b). En effet, la petite flamme de la bougie obligera l’homme à adopter une attitude humble, se pliant pour examiner les moindres recoins de sa demeure.

Celui qui ne se corrigeait pas, ne se débarrassait pas de son arrogance, risquait de ne pas sortir d’Egypte, risque réellement encouru par nos ancêtres, qui avaient sombré dans les quarante-neuf degrés d’impureté. Ils ne se débarrassèrent de cette gangue d’impureté qu’en raffinant leur caractère, ce qui leur permit par ailleurs de mériter le don de la Torah.

A notre niveau également, il faut toujours rester en alerte et, vite « avant que la pâte ne gonfle », reporter toute notre fierté au service du Créateur tout en restant personnellement humbles. Le terme ‘hamets, formé de trois lettres (‘hèt, mèm et tsaddi), évoque les enjeux de ce véritable travail sur soi. Après avoir lutté contre son orgueil, on doit encore réparer quarante-huit traits de caractère (mèm-‘hèt), afin d’arriver au niveau du tsaddik – de devenir un juste parfait.

J’ai découvert avec joie que ces explications concordaient à merveille avec celles de l’Admour d’Alexander zatsal, dans son Tiféret Chemouel. Il y écrit que l’invite : « que tout celui qui a faim vienne et mange – col dikhfin yété veyékhal », évoque implicitement l’importance de la vertu d’humilité, à travers le choix de termes tels que dikhfin, à rapprocher de kafouf (courbé). Autrement dit, tout celui qui se distingue par son orgueil – racine de toutes les fautes – doit apprendre à plier l’échine. Une fois parvenu à la modestie, on peut « venir et manger » de la matsa, symbole de la modestie, et parvenir à une soumission dénuée de toute prétention, conclut-il.

A présent, la double version du texte « ha la’ham ania » s’explique. A l’époque, nos ancêtres savaient vraiment relater la sortie d’Egypte, ressentaient dans leur chair l’exil et la délivrance, à l’image des ces Tannaïm, décrits dans la Haggada, qui restèrent accoudés toute la nuit à Bné Brak, plongés dans les détails de ce récit (cf. Tossefot Ketouvot 105a). Eux pouvaient à juste titre dire : « ha la’hama ania ». Ne pouvant supporter la comparaison, un caf (qui signifie ‘environ’, ‘à peu près’) a été ajouté à notre intention – après la destruction du Temple – au début de ce texte, comme pour traduire le niveau inférieur que nous atteignons par l’imagination, qui est la seule manière dont nous parvenons à appréhender cette vérité historique. Mais nous aspirons à parvenir au niveau de nos pères qui ressentaient profondément la souffrance, suivie de la délivrance. C’est la raison pour laquelle, de nos jours, nous sommes revenus à la formule initiale « ha la’hma ania », afin de parvenir, nous aussi, à faire l’épreuve de cette peine et de l’apaisement de la délivrance.

Puisse le Saint béni soit-Il nous aider à intérioriser ce vécu et à réparer, de ce fait, toutes les tares dans nos relations à l’autre, à développer notre sensibilité à sa douleur, mais aussi à la détresse de la Présence divine, et puissions-nous vivre des miracles comparables à ceux de notre sortie d’Egypte ! Amen !

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