La grandeur de l’homme « là où il est »

Lorsque Yichmaël fut chassé, en compagnie de sa mère Hagar, il fut en danger de mort suite à une déshydratation, et sa mère pria pour lui. Elle mérita alors la révélation d’un ange, qui lui dit (Beréchit 21:17) : « N’aie crainte, car l’Eternel a entendu la voix du jeune homme de là où il est. »

Rapportant des sources midrachiques (Ekha Rabba 2:4), Rachi (ad loc.) explique longuement que Yichmaël ne fut jugé qu’à l’aune de l’instant présent et non en fonction de son avenir. En vérité, les anges accusèrent Yichmaël, en soulignant devant le Saint béni soit-Il que sa descendance ferait par la suite mourir de soif les enfants d’Israël. Pourquoi, dans ce cas, lui montrer un puits d’eau ? Le Maître du monde répondit aux anges : « Qu’est-il à présent ? Juste ou impie ? » « Juste » concédèrent-ils. « Je le juge d’après ses actes présents », reprit-Il, et c’est ce que signifie l’expression : « là où il est » (Beréchit Rabba 53:14).

Pourtant, on pourrait objecter qu’au moment des faits, Yichmaël était bel et bien impie, la preuve en est que Sarah le vit en train de « railler », en déduisit, par prophétie, qu’il resterait un fauteur, et c’est pourquoi elle le chassa. En outre, Avraham Avinou accéda à sa requête, sur ordre divin (Beréchit 21:12). La dénomination de tsaddik dont l’affligent malgré eux les anges ne peut donc manquer de nous étonner. Si elle était justifiée, pourquoi ne l’était-elle pas lorsqu’il se trouvait encore dans la demeure du Patriarche ?

En outre, l’argument des anges semble convaincant, et même si Yichmaël ne pouvait répondre au titre de pécheur au moment des faits, sa sinistre destinée de fauteur, dont nous souffrons encore à notre époque, ne justifiait-elle pas une punition à titre préventif, au même titre que le « fils rebelle », dans la Torah, qui devait être mis à mort en regard de son avenir (Sanhedrin 72a) ?

La réponse peut, me semble-t-il, nous éclairer quant au sens de Roch Hachana. En ce jour, le Saint béni soit-Il ne tient nullement compte du passé ni de l’avenir de l’homme. Il choisit d’ignorer ses fautes passées ou futures, pour ne se concentrer que sur l’instant présent – les pensées qui habitent alors l’homme. Aussi, si l’homme s’est repenti sur ses fautes du passé et n’a pas l’intention de commettre une faute à l’avenir, le Saint béni soit-Il le considère comme un juste et le juge d’après cette disposition actuelle.

C’est là l’un des grands secrets de la techouva. A Roch Hachana, l’homme se présente devant le Miséricordieux pour demander le pardon, la rémission et l’absolution de ses fautes (me’hila, seli’ha et capara) et, en contrepartie de la vie qu’il Le supplie de lui accorder, il L’apaise et s’engage, mesure pour mesure, à Lui donner satisfaction, en adhérant à l’arbre de vie – la Torah.

Dès lors, il est évident que, lorsque l’homme apaise de cette manière le Très-Haut, Qui sonde les reins et le cœur, et constate donc son changement d’état d’esprit, sa volonté de changer (choné, à rapprocher du précepte : col hachoné halakhot – celui qui révise des halakhot, cf. Nidda 73a), de s’attacher à l’étude et à la prière, d’être tel un nouveau-né, Celui-ci se réconcilie avec l’homme et lui donne le titre de tsaddik, d’après son niveau actuel.

Combien faut-il fuir le modèle de ceux qui vont prier à Roch Hachana, en demandant pardon et subsistance, ainsi qu’une longue vie, mais ne sont pas prêts à « donner » quoi que ce soit en contrepartie. Une cause à cela : la direction divergente de leur esprit et de leur cœur, dénués de toute volonté de changement dans le domaine spirituel.

Or, telle est la problématique de Roch Hachana, jour qui doit inaugurer des modifications dans la tête (roch) de l’homme. Elles sont la résultante de la promesse de changement de l’homme (choné) et du fait d’étudier (choné) les lois et la Torah. Telle est la seule voie qui permet de se soumettre à la souveraineté divine à Roch Hachana, sans quoi l’inconstance humaine – le fossé entre le cœur et le cerveau – le rend semblable à cet homme qui s’immerge dans un bain rituel avec un reptile (animal impur) en main (Taanit 16a).

Dès lors, lorsque l’homme fait extérieurement paraître cette volonté de changement à Roch Hachana, le Saint béni soit-Il le considère comme un juste et comme un nouveau-né – tel ce bébé qui, avant sa naissance, jure qu’il sera tsaddik (Nidda 30b), sans quoi il ne peut venir au monde. Même s’il deviendra par la suite un impie, D. tient compte de sa promesse à ce moment-clé, « là où il est ».

Le jugement de l’homme d’après ses actes

Nous pouvons comprendre à cette lumière le jugement de Yichmaël « là où il est – baacher hou cham ». Le terme baacher est composé des mêmes lettres que baroch (« dans la tête »). En d’autres termes, la réponse divine aux anges peut se comprendre ainsi : « Qu’est-il à présent, dans sa tête, juste ou impie ? » Son esprit est-il habité de pensées négatives à l’heure actuelle ? demande-t-Il aux anges.

A ce titre, peu importe ce qu’il était auparavant. Par la techouva qu’il fit au moment de sa souffrance, toute trace d’impiété disparut. Quant au futur, Je ne souhaite pas en juger à présent, alors qu’il est tel un nouveau-né et n’a pas en tête le moindre mauvais dessein. Donc à l’heure actuelle – « là où il est » –, il est tsaddik, et Je vais le juger positivement.

Si le Tout-Puissant agit ainsi à l’encontre de Yichmaël, c’était pour empêcher que les anges tutélaires d’autres nations ne viennent accuser les enfants d’Israël au cours des Jours Redoutables, alors qu’ils se consacrent à faire techouva, en Lui disant : « C’est vrai qu’ils sont maintenant tsaddikim, mais leur techouva est dénuée de sens, puisqu’ils ont péché dans le passé et pécheront de nouveau à l’avenir – ils en ont déjà le projet, et sont donc comme l’homme qui s’immerge dans un mikvé avec un reptile (animal impur) en main.

D. pourra alors leur répondre : « N’est-ce pas également ce que J’ai fait avec Yichmaël ? Lorsqu’il s’apprêtait à mourir de soif, Je l’ai également jugé comme un tsaddik, uniquement d’après le moment présent, alors que son esprit était dénué de mauvaises pensées, et ce en dépit des accusateurs qui voulaient sa mort du fait qu’il allait devenir impie.

« Aussi, à Roch Hachana, Je procède de même envers les enfants d’Israël. Alors, ils pleurent, implorent Mon pardon et demandent l’absolution de leurs fautes ; ils Me promettent de changer d’état d’esprit et de mode de vie ; Je choisis donc de les croire, sans tenir compte de l’avenir, l’essentiel étant le moment présent.

« Car les fautes qu’ils commettront à l’avenir seront la résultante des manœuvres du mauvais penchant et ne représentent pas leur volonté profonde, car à Roch Hachana, ils m’ont promis de modifier leur tête (roch), de purifier leur esprit. » Le fait d’établir un parallèle avec l’amnistie de Yichmaël permet de faire taire les accusateurs.

A présent, toutes les questions que nous avions posées au sujet de Yichmaël ont trouvé leur réponse. Car si l’on considérait Yichmaël « là où il est », sans tenir compte de son mauvais comportement passé ni de son impiété future, il pouvait être gracié. D. n’accepta pas l’accusation des anges et ne tint compte que du « ici et maintenant » : si son esprit était dénué d’éléments négatifs, de mauvaises pensées, il ne méritait donc pas la mort mais la vie.

Cela nous démontre combien la vision de l’humain n’est pas comparable à celle de D., et c’est pourquoi il ne faut jamais juger autrui négativement, le condamner, tant que l’on n’a pas été à sa place (Avot 2:5). En effet, peut-être, entre temps, a-t-il fait techouva sur ses errements et a-t-il été absous. Aussi prenons garde de ne pas formuler d’accusations hâtives.

L’exemple de Yichmaël illustre parfaitement cette problématique. D’une part, Sarah le condamna à être banni du foyer paternel pour sa mauvaise conduite. Cette sentence était si justifiée que l’attribut de Rigueur voulut condamner Yichmaël à mourir – chaque homme est jugé le jour de sa mort, pour déterminer si sa sentence doit être scellée ou s’il peut espérer l’ajout d’années de vie supplémentaires.

Mais le point de vue divin était totalement différent : en ce jour de jugement, Il le considéra « là où il [était] – baacher hou cham », autrement dit, tint compte de sa roch (mêmes lettres que baacher), de sa tête, de son état d’esprit, et c’est ainsi qu’Il procède envers tout homme à Roch Hachana : Il scrute ses pensées, vérifie qu’il n’est pas habité par de mauvaises qui pourraient, que D. préserve, le détourner du Service divin mais, au contraire, que sa tête est « propre » et ouverte à Son Service, et qu’on ne peut le soupçonner de récidiver par la suite.

La seule exception est le cas de l’enfant rebelle (ben sorer oumoré), cas défini clairement par nos Sages. Pour un tel enfant, il n’y a pas d’espoir, constate D. : du fait qu’il n’écoute pas son père ni sa mère (cf. Devarim 21:18), il est certain, à plus forte raison, que lorsqu’il ne sera plus sous leur tutelle, il cessera d’écouter la voix du Créateur et continuera sa dégénérescence, et c’est pourquoi on ne peut se baser sur le principe du « là où il est ».

En revanche, lorsque D. sait qu’un homme va finalement se repentir, Il Se montre longanime envers lui en attendant ce moment. De même, Yichmaël ne fut jugé qu’en fonction du présent, du moment où il était tsaddik et se repentait, en dépit du passé comme de l’avenir.

En outre, une lecture attentive de la Torah nous révèle que Yichmaël, après voir mal tourné, va finalement faire techouva, suite au décès d’Avraham (Baba Batra 16b). La Guemara remarque, à cet égard, que le terme employé (Beréchit 25:8 et 17) pour désigner la mort du dernier et du premier est identique (vayigueva – il expira). Or, ce vocable a une connotation laudative, employée pour les seuls tsaddikim.

Nous comprenons à présent pourquoi le passage où Yichmaël échappe de justesse à la mort, suivi du sacrifice de Yits’hak, est lu à Roch Hachana. Le but est de nous signifier que lorsque le cœur et l’esprit de l’homme font techouva à l’unisson à Roch Hachana, jour du jugement, où vie et mort sont décidés, il peut espérer bénéficier de la Clémence divine, à l’instar de Yichmaël, qui échappa à la seconde option de justesse, du fait que son esprit était à cet instant pur et dégagé de toute faute ou élément négatif.

Par Sa vision dépassant toutes les dimensions, D., Qui sonde les reins et le cœur, inscrit et scelle, à Roch Hachana, tous les enfants d’Israël, pour une vie prospère et une bonne année, conscient qu’ils sont habités d’un esprit de techouva. Il les juge « là où [ils sont] » et considère leur bonne volonté comme un repentir réel et une victoire contre le mauvais penchant, un triomphe dans l’épreuve.

Bien évidement, l’homme ne doit pas se contenter de ces velléités, du « ici et maintenant » de Roch Hachana, et aller de l’avant, concrétiser sa volonté par l’action et des progrès constants, de palier en palier, « avec une force toujours croissante » (Tehilim 84:8), comme nous l’avons expliqué dans le chapitre précédent.

Résumé

 •D. prit Yichmaël en pitié et l’épargna de la mort, expliquant aux anges qu’Il le jugeait d’après son état actuel de tsaddik, « là où il est ». Pourtant, Yichmaël n’était-il pas un impie, puisque Sarah le chassa, constatant son attirance pour l’idolâtrie ? Comment a-t-il pu, en quelques instants, se transformer en tsaddik ? Pourquoi n’était-il pas tsaddik chez Avraham Avinou ? Et pourquoi ne serait-il pas jugé en fonction de son avenir, bien noir, à l’instar du « fils dévoyé » qu’on mettait à mort ?

 •A Roch Hachana, nous bénéficions du principe appliqué à Yichmaël et D. nous pardonne nos fautes sans tenir compte ni du passé ni du futur. Au cours du jugement, si le Tout-Puissant constate que, dans sa tête, l’homme est un juste, qui Lui demande pardon et tente de L’apaiser, devant ces changements mentaux, Il Se « réconcilie » avec lui et le considère comme un nouveau-né. S’il est choné – terme qui signifie « différent » mais évoque aussi l’étude de la Loi –, s’il change d’orientation, prie et étudie, D. le considère comme un tsaddik et le juge en fonction de cette orientation présente. Il faut à tout prix éviter de ressembler à ces personnes qui ne donnent rien à D. en contrepartie de Ses bienfaits et refusent d’évoluer.

 •De par son nom, Roch Hachana évoque ce changement d’état d’esprit – roch signifiant « tête ». L’homme qui, à cette date, se soumet au règne divin et promet de changer est un tsaddik, comme il le promet avant sa naissance. Même si, par la suite, il commet une faute, D. tient compte du serment présent, « là où il est – baacher hou cham », de son état d’esprit (roch est composé des mêmes lettres que baacher), à savoir de l’absence de pensées négatives et impures. A tous les accusateurs qui demandent à D. de ne pas accepter la techouva de l’homme et de ne pas lui accorder la vie car il est destiné, plus tard, à commettre une faute, D. rétorque que, de même qu’Il a épargné Yichmaël sans considérer son avenir, Il juge les enfants d’Israël d’après leur volonté présente.

 •Le « fils rebelle » était condamné à mort car D. voyait qu’il n’y avait pas d’amendement possible, tandis que Yichmaël avait momentanément fait techouva, avait une « tête propre » au moment où il obtint l’amnistie divine. Dans Sa clairvoyance, D. sait que les enfants d’Israël feront certainement techouva, comme le fit d’ailleurs Yichmaël à la fin de sa vie. La section concernant l’acquittement de ce fils d’Avraham est lue avant le sacrifice de Yits’hak pour établir un parallèle entre le jugement de celui-ci et celui des enfants d’Israël, à Roch Hachana. En ce jour, D. considère l’homme « là où il est », scrutant son esprit et son cœur pour voir s’ils sont au repentir. Le cas échéant, Il Se montre longanime et pardonne toutes les fautes, considérant que l’homme a surmonté les épreuves et triomphé du mauvais penchant.

 

Hevrat Pinto • 32, rue du Plateau 75019 Paris - FRANCE • Tél. : +331 42 08 25 40 • Fax : +331 42 06 00 33 • © 2015 • Webmaster : Hanania Soussan