Le jeûne comme sacrifice devant le Créateur

Dans la Meguila d’Esther, nous pouvons lire que, lorsque lui parvient la nouvelle du décret menaçant les Juifs, Esther envoya un messager demander à Mordekhaï d’organiser un jeûne : « Va rassembler tous les Juifs (…) et jeûnez pour moi ; ne mangez pas et ne buvez pas pendant trois jours (…). Moi aussi avec mes servantes, je jeûnerai de même. Et ainsi je me présenterai au roi (…) » (Esther 4:16).

Pourquoi Esther conçut-elle, pour annuler le décret, ce recours au jeûne ? Pourquoi ne pas envisager plutôt des prières, ou bien des dons à la tsedaka, ou encore les supplications ?

Rappelons qu’à cette période, les enfants d’Israël, plongés dans l’amer exil, pensaient qu’il n’y avait plus d’espoir, pas de renaissance possible. Face au prolongement apparent de l’exil – d’après leur compte, les soixante-dix années « seulement » prédites par le prophète avaient été dépassées (Yirmyahou 29:10) – leur désespoir ne connaissait plus de bornes. Eprouvant alors un rejet divin, ils envisagèrent de s’assimiler aux non-juifs, purement et simplement, et c’est ce qui les poussa d’ailleurs à participer au banquet d’A’hachvéroch (Meguila 12a), se rendant passibles d’anéantissement.

Même si l’on admet qu’ils n’y consommèrent aucun met interdit, se contentant des provisions qu’ils avaient apportées, cette présence leur fut considérée comme une faute, comme s’ils avaient effectivement mangé des plats interdits, tels ceux destinés à un culte idolâtre (Avoda Zara 8a), d’autant qu’ils jouirent de la beauté et du luxe du banquet servi dans le palais royal, regorgeant d’idolâtrie.

Plus grave encore, ils goûtèrent au spectacle de l’exhibition des ustensiles du Temple, mis en scène par un A’hachvéroch paré des vêtements du grand prêtre (Meguila 11b ; Esther Rabba 2:11) ! Cette attitude était une main tendue aux forces du mal, qui purent ensuite se déployer dans toute leur ampleur, d’autant plus que la présence des Juifs, en une sorte d’hommage implicite, surprit le tyran lui-même, qui s’y attendait peu de la part d’un peuple qu’il pensait « répandu, disséminé » (Esther 3:8). Les forces impures gagnèrent ainsi en force pour mieux leur nuire et leur sort de destruction fut alors scellé.

En outre, c’est justement le constat de l’abattement et de l’abîme de désespoir dans lequel se trouvaient les enfants d’Israël (Yevamot 47a) qui poussa ce despote à ce déploiement de faste et de luxe royal, afin de les décourager et de les détourner complètement de leur foi. Ce qu’il voulait ainsi faire ressortir, c’était le contraste très marqué entre son immense richesse et leur propre misère.

Consciente de l’ampleur de l’accablement dans lequel son peuple se trouvait, sentiment auquel Mordekhaï lui-même semblait avoir cédé en revêtant une tenue de deuil, Esther s’empressa d’envoyer l’eunuque Hatakh, « pour savoir ce que cela voulait dire et pourquoi cette manière d’agir – mah zé veal mah zé » (Esther 4:5). Implicitement, elle voulait lui rappeler que, pour annuler ce décret pesant sur leur peuple, il devait avant tout, ainsi que l’ensemble des Juifs, sortir de cette désespérance si pesante, se repentir et se lier de nouveau à D. à propos duQuel ils s’étaient écriés (Chemot 15:2) : « C’est (zé) mon D. et je veux L’honorer ». Ils devaient se rattacher au strict accomplissement des dix commandements, gravés sur les Tables de la Loi, mizé oumizé, « sur les deux faces » (ibid. 32:15).

L’un des messages d’Esther, c’est aussi l’importance de s’attacher à découvrir son intériorité – le mah, qui renvoie, par identité numérique à adam, l’homme, ainsi qu’à la valeur numérique complète du Tétragramme (Zohar ‘Hadach Ruth 102b). En d’autres termes, en liant leur étincelle divine supérieure au zé de « c’est mon D. et je veux L’honorer », les enfants d’Israël détenaient encore la possibilité, l’espoir d’un éveil, d’une renaissance, d’un renouveau d’élévation – et c’est là le sens du « veal mah zé » – et donc de la délivrance.

La réponse de Mordekhaï, lorsqu’il lui fait part « de tout ce qui lui était advenu – èt col acher karahou » (Esther 4:7), recèle également de précieuses indications. En effet, le terme acher est une anagramme de roch (« tête »), tandis que karahou est à rapprocher de karirout (« la froideur »). En outre, ce dernier mot ne manquera pas de nous rappeler la brusque attaque d’Amalek, ancêtre d’Haman, dans le désert – « comme il t’a surpris (acher karekha), chemin faisant » (Devarim 25:18). En d’autres termes, Mordekhaï informait Esther du profond désespoir dans lequel leurs coreligionnaires étaient plongés, au point que leur esprit s’était totalement glacé, n’était plus réceptif à la spiritualité. Sous l’impact d’Amalek, ils s’étaient détournés de D., ce qui les avait menés à se joindre aux festivités du souverain impie.

Esther conçut alors le projet de ce grand rassemblement des Juifs et du jeûne collectif de trois jours susmentionné. Dans le verset décrivant le moment d’unité ainsi prôné, outre les vertus rédemptrices de cette symbiose (cf. Tan’houma Nitsavim 1a ; Yalkout Chimoni Amos 549), elle lui demandait de les réunir pour qu’ils puissent écouter les remontrances de leur maître, Mordekhaï, si fondamentales, et se repentent. Par ailleurs, le jeûne constituerait l’amendement exacte de la faute du banquet, leur permettant de se détacher de l’attrait de la matière – représentée par le boire et le manger. Ce jeûne avait certainement le potentiel d’entraîner dans son sillage un grand mouvement de techouva et de leur permettre de renouer les liens et de se reconnecter au Créateur, véritable Roi, devant leQuel Esther envisage de se présenter.

Cela nous démontre l’importance et la valeur du jeûne – réduction de la chère, et donc de la chair, de l’aspect corporel, digne d’un sacrifice approché sur l’autel (Berakhot 17a). Car, dès l’instant où l’homme apprend à étouffer ses désirs et instincts matériels, la lumière divine peut briller en lui sans aucun voile ni séparation. En outre, il peut alors extérioriser et matérialiser cet éveil d’en Haut. Dans cette position, l’homme peut briser cette muraille de pierre que représente le mauvais penchant, dont la dureté est comparée au minéral (Soucca 52a ; Zohar II 263a), et abattre le mur qu’il avait érigé entre lui et D. par ce terrible abattement.

Toutefois, cela n’est possible que lorsque l’on fait preuve d’une soumission accrue et que l’on dirige ses pas et ses actes dans la direction du Guide spirituel et Juste de la génération – en l’occurrence Mordekhaï –, qu’on prête l’oreille à ses remontrances et qu’on s’efforce d’apprendre de sa bouche la Torah. Tel est le secret universel de l’élévation, à travers l’influence du tsaddik, intimement et constamment lié à D.

Résumé

 •Un jeûne fut décrété sur l’initiative d’Esther, consciente du profond découragement des enfants d’Israël devant cet exil qui semblait ne pas devoir prendre fin, perte d’espoir et de foi qui les avait menés à participer à l’orgie du souverain impie. A ce banquet idolâtre, ils eurent l’occasion d’observer les vêtements sacerdotaux et les ustensiles du Temple dans toute leur splendeur – mise en scène concoctée par un A’hachvéroch désireux d’exploiter et d’amplifier leur détresse –, le tout menant à un renforcement du mal.

 •Lorsque Mordekhaï prit le deuil, Esther l’envoya s’enquérir des causes de cette détresse, lui suggérant de ne pas se laisser aller à l’abattement, si destructeur, et de renforcer l’attache du peuple à D. et aux dix commandements, afin de s’élever et de se rapprocher de Lui. Mordekhaï fit répondre que le problème provenait d’Haman, ce descendant d’Amalek, qui refroidit l’ardeur des enfants d’Israël. En réplique, Esther prôna le rassemblement, l’union, et le fait d’écouter les remontrances du Juste, outre le jeûne, réduction de la chair et de la matière, à l’instar d’un sacrifice offert devant D. Ainsi, l’aspect matériel peut être étouffé et la spiritualité amplifiée. De là nous apprenons l’importance de se lier au tsaddik, de s’élever dans sa proximité et de se connecter à D.

 

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