La déchéance d’Haman

La Guemara (Meguila 16a) démêle pour nous l’écheveau des évènements de la Meguila. Elle nous apprend ainsi qu’au moment où Haman vit Mordekhaï, son ennemi juré, étudier en compagnie de jeunes enfants, il les interrogea : « Quel sujet étudiez-vous ? » « Celui de l’Omer », répondirent-ils. « De combien est-il ? » reprit-il. « L’oblation d’une poignée. » Dans un instant de lucidité, cet avatar du mal s’écria alors : « Cette même petite poignée que vous offrez a débouté l’ensemble de mes dix mille kiccar d’argent. » Il anticipait ainsi sa chute face aux Juifs, à l’heure où il venait chercher Mordekhaï pour le revêtir d’une tenue royale et le jucher sur la monture du souverain.

Pourquoi, dans cet éclair de lucidité, Haman établit-il un lien aussi direct entre les dix mille kiccar d’argent qu’il se proposait de verser dans les trésors du roi pour le convaincre d’exterminer le peuple juif, d’une part, et, de l’autre, sa réussite ou sa chute. Pourquoi ne reconnut-il pas, plus simplement : « Mon décret a été révoqué et je ne pourrai vous anéantir » ? Pourquoi lier son échec à l’argent ?

Un passage du Midrach (Chemot Rabba 35:1), portant sur le verset : « Et tu feras les poutres pour le tabernacle (…) » (Chemot 26:15) va nous éclairer sur ce point. Il explique que le Créateur conçut nombre de créations dont le monde n’était pas digne et qu’Il mit donc de côté. L’une d’entre elles est la lumière originelle – celle que nous connaissons n’en est qu’un pâle écho –, qu’Il garde en réserve pour la donner aux tsaddikim aux Temps futurs.

En revanche, poursuit le Midrach, d’autres du même ordre furent cependant laissées à la disposition de l’homme. C’est le cas de l’or, qu’Il maintint en place du fait qu’il était originellement destiné au tabernacle et au Temple, pour Sa gloire. De même, les cèdres, destinés et consacrés au même office, comme le suggère le verset (Tehilim 104:16) : « Les arbres de l’Eternel sont abondamment pourvus, les cèdres du Liban que Sa main a plantés », le Liban désignant le Temple, nous explique-t-on.

Le Na’halat Eliezer ne laisse de s’interroger à ce sujet : le Midrach mentionne trois éléments que le monde n’était pas digne d’utiliser, souligne-t-il. Pourquoi, dès lors, seule la lumière fut-elle retirée du monde, et non pas l’or et les cèdres ?

Prétendre, en se basant sur le Midrach, que c’est du fait qu’ils furent créés pour la gloire divine ne saurait être une réponse satisfaisante, dans la mesure où c’est la raison d’être de toute création, comme on peut le lire dans la dernière michna du traité Avot : « Tout ce que Dieu créa dans le monde, Il ne le créa que pour Sa gloire ». Alors, quelle est la raison de cette différence ?

Il semblerait que la lumière ait été mise de côté pour deux raisons : premièrement, afin que les impies ne puissent l’utiliser pour la sorcellerie – crainte justifiée, puisque même de nos jours, d’aucuns ont recours au pâle reflet de celle-ci dans ce but. La seconde : afin que l’homme – il s’agit bien sûr du Juif – fasse l’effort de la découvrir et de la dévoiler. Comment ? Par l’étude de la Torah, « car la mitsva est une bougie et la Torah une lumière ». Au-delà, cette lumière occultée assure la pérennité du monde précisément à travers ces efforts de l’homme pour la découvrir dans le Texte saint.

Cela nous permet également de comprendre pourquoi D. n’agit pas de même pour l’or. Il aurait certes paru justifié de mettre de côté cette création pour éviter qu’elle ne soit exploitée par les impies, mais D. choisit de la laisser à la disposition de l’homme afin qu’il apprenne à l’utiliser à bon escient – pour la construction du tabernacle. Autrement dit, qu’il en fasse usage pour des besoins spirituels et non matériels. Plutôt que de s’exprimer dans les termes du verset : « Ma force et la puissance de mon bras m’ont valu ce succès », il se concentrera sur le verset : « A Moi l’or, à Moi l’argent » (‘Haggaï 2:8). Par ce biais, il amplifiera d’ailleurs aussi la lumière originelle, cette lumière mise de côté à l’intention des justes.

D. nous apprend ainsi que la richesse matérielle ne doit être mise à contribution que pour les mitsvot, comme celles de tsedaka, venir en aide à son prochain – la bienfaisance –, les matanot laévyonim (« dons aux pauvres ») à Pourim…, actes qui mènent à une conscience claire de la grandeur de la Torah et des mitsvot, qui constituent l’essentiel, la fin, l’argent n’étant qu’un moyen et, par essence, accessoire.

C’est cette échelle de valeurs juste qui fit refuser à Rabbi Yossi ben Kisma la proposition de venir s’installer dans un lieu vide de Torah. « Même si tu me donnais tout l’or et l’argent du monde, je n’accepterais de m’installer qu’en un lieu de Torah », répondit-il, citant à l’appui le verset (Tehilim 119:72) : « Plus chère est la Torah de ta bouche que des monceaux d’or et d’argent » – en cela qu’elle recèle la véritable lumière.

De nombreux tsaddikim s’illustraient par un tel niveau de relation à l’argent, au point qu’ils n’allaient pas se coucher tant qu’il restait une pièce dans leur portefeuille, ressentant le besoin impératif de tout distribuer à la tsedaka. C’était notamment l’attitude du Maguid de Kozienice zatsal, du saint Rabbi Mordekhaï Malkovitch zatsal, que cela empêchait véritablement de dormir. On rapporte également que Rabbi ‘Haïm de Tsanz zatsal donnait jusqu’à son dernier sou aux nécessiteux, alors que sa propre famille vivait dans le dénuement le plus total. Ces exemples nous démontrent combien les tsaddikim s’efforcent de sanctifier, d’élever l’argent. Dans cet esprit, l’éclat de leur mitsva était parfait.

Ceci nous permet par ailleurs de comprendre la difficulté qu’eut Moché à concevoir la mitsva du ma’hatsit hachékel, difficulté à l’origine de l’image d’une pièce de feu que D. lui fit apparaître (Mena’hot 29a ; Yerouchalmi Chekalim 1:4). Mais Moché ne savait-il pas quel aspect a une pièce de monnaie ? Fut-ce le cas, pourquoi ne pas lui montrer l’image d’une pièce « classique », telle que les enfants d’Israël devaient donner, plutôt que de feu ?

Il ne fait pas l’ombre d’un doute que Moché Rabbénou savait à quoi ressemblait l’argent demandé. En revanche, cela lui posait problème que le Créateur demande aux Hébreux de Le servir par le biais d’une telle pièce, et c’est pourquoi l’exemplaire qu’Il lui montra était constitué de feu, comme pour lui exprimer Son aspiration à ce que les enfants d’Israël Le servent avec flamme et enthousiasme et réalisent que l’argent est tout à fait accessoire et ne doit être utilisé que pour donner le demi-sicle – autrement dit, pour la tsedaka. Ainsi, la matière est élevée au niveau du spirituel et la fortune devient un moyen de dévoiler la lumière occultée et de servir le Créateur.

Un épisode antérieur s’éclaire à présent. Avant la sortie d’Egypte, D. ordonna aux enfants d’Israël, par l’intermédiaire de Moché : « Que chaque homme emprunte à son voisin et chaque femme à sa voisine des ustensiles d’argent et d’or (…) » (Chemot 11:2). Ce commandement ne pose-t-il pas problème, dans la mesure où les enfants d’Israël n’ont jamais par la suite restitué ces « emprunts » ? Pourquoi, dans ce cas, ne pas avoir évoqué une appropriation plutôt qu’un emprunt ?

Le choix sémantique du verset n’est pas fortuit, en cela qu’il visait à avertir les enfants d’Israël que toute cette fortune ne leur appartenait pas en propre – « A Moi l’or, à Moi l’argent ». Leurs possessions ne l’étaient qu’au titre de dépôt, à employer pour les mitsvot et la Torah, afin d’en mériter la lumière scellée.

Or, si nous suivons le fil de l’Histoire, peu après, les enfants d’Israël cédèrent à cette tentation facile et ne parvinrent à quitter les rives de la Mer Rouge en raison du butin égyptien qui s’y était amassé, au point que Moché Rabbénou dut les faire repartir de force (Tan’houma Yachan Bechala’h 16). Ils avaient malheureusement cessé de considérer la fortune comme un moyen pour y voir une fin.

Ce faisant, Amalek survint pour combattre Israël à Refidim (cf. Chemot 17:8), profitant sans retard de ce moment de relâchement en Torah, de déclin spirituel. Car ils avaient commis une faute en cessant de rechercher et de révéler la lumière dissimulée dans la Torah pour se consacrer à la fructification de leurs biens matériels.

D’ailleurs, Amalek avait eu vent de leur considérable enrichissement, qui coïncidait avec la sortie d’Egypte, et c’est précisément ce qui le poussait à reprendre à son compte la promesse de Yits’hak à Essav (Beréchit 27:40) : « Pourtant, après avoir plié sous le joug, ton cou s’en affranchira. » Son but était d’exproprier les enfants d’Israël et de refroidir leur enthousiasme, ce en quoi il était alors certain de réussir. Mais les Hébreux se reprirent et, à l’issue d’une véritable démarche de techouva, ils vainquirent Amalek et le passèrent au fil de l’épée.

Mais revenons-en à la chute d’Haman. Comme nous le savons, les Juifs jouirent du banquet orgiaque d’A’hachvéroch, signant ainsi leur condamnation à mort (Meguila 12b). Or, ce n’est pas leur seule participation qui leur valut ce verdict, mais tout l’étalage de fortune auquel il donna lieu.

Expliquons-nous. Au moment du festin, paré de l’habit sacerdotal, le despote fit exposer les ustensiles du Temple (ibid.), ce qui perturba profondément les enfants d’Israël, cessant dès lors de voir dans l’or et l’argent un moyen pour le concevoir comme une fin en soi.

Dans ce contexte, quoi de plus évident pour le perfide Haman, ce descendant d’Amalek, d’exploiter cette brèche – la cupidité, l’attrait pour l’argent et le matériel, qui est l’une des plus grandes interférences dans le Service divin – en se présentant devant le roi, avec en bouche la proposition du colossal pot-de-vin de dix mille kiccar, destiné à faire pencher la balance en sa faveur et à anéantir le peuple juif.

Une fois de plus, les mots eux-mêmes vont nous dévoiler ces secrets. En effet, les initiales de l’expression « dix mille kiccar d’argent » ont la même valeur numérique que le mot ki (kouf-youd-alef), apparaissant dans le verset : « toutes les tables sont couvertes de vomissures (ki) et d’immondices » (Yechayahou 28:8), allusion aux « bacchanales » d’A’hachvéroch, auxquelles ils eurent le tort de participer.

Néanmoins, Mordekhaï était au courant des faits et, déchirant ses vêtements en signe de deuil, il entreprit tout ce qui était en son pouvoir pour sauver les Juifs d’un anéantissement tant spirituel que matériel. Que fit-il ? Il rassembla les jeunes enfants et entreprit d’étudier avec eux la section relative à l’offrande de l’Omer, afin de leur enseigner que la richesse doit être consacrée au seul Service divin, à travers les sacrifices et autres mitsvot. Dès que ces différents éléments furent justement réévalués, cette petite poignée offerte en tant qu’Omer, mise en balance avec les dix mille kiccar d’Haman, permit de renverser la vapeur.

Les lettres du terme Omer (ayin-vav-mèm-rech) elles-mêmes laissent transparaître cette idée. Les deux dernières ont la même guematria totale que le mot Amalek, allusion à la victoire des enfants d’Israël sur Haman, tandis que les deux premières – le ayin et le vav – se retrouvent au centre du mot maot (« argent, fortune »). Or, si l’on retranche celles-ci, il ne reste plus que celles formant le mot mèt (« mort »). Tel est le secret de la victoire de Mordekhaï sur son ennemi juré, qu’il parvint à faire exécuter avec ses fils, tout en sauvant les enfants d’Israël du décret d’extermination. Ainsi, par un remarquable renversement de situation, les impies furent pendus et les Hébreux connurent joie, lumière et délivrance.

Résumé

 •A l’heure où Haman vint revêtir Mordekhaï de la tenue royale, il le surprit en train d’étudier avec les jeunes enfants le passage concernant l’offrande de l’Omer. Il fut contraint de leur avouer que cette petite offrande d’une poignée aurait le dessus sur les dix mille kiccar de commission versés au roi. Pourquoi Haman lia-t-il sa chute comme sa réussite temporaire à l’argent ?

 •Le Midrach nous apprend que la lumière originelle a été mise de côté jusqu’aux Temps futurs, tandis que l’or et les cèdres, autres créations dont l’homme n’était pas digne, furent toutefois laissées à sa disposition. Pourquoi cette différence ? Prétendre que les deux dernières visant l’honneur divin à travers leur utilisation dans la construction du sanctuaire, cela suffisait à justifier leur maintien sur terre, n’est pas une réponse satisfaisante, puisque toute création vise la gloire divine. Si la lumière fut confisquée, c’est en fait pour éviter d’une part que les impies ne l’utilisent à mauvais escient et, de l’autre, pour donner à l’homme la possibilité de la découvrir et de la dévoiler à travers son Service divin.

 •Mais l’or ne fut pas mis de côté, et ce, intentionnellement, afin que l’homme l’utilise pour servir D., avec la conscience claire qu’il n’est que secondaire, un moyen destiné à accomplir les mitsvot telles que la tsedaka, à l’instar de ces tsaddikim qui distribuaient jusqu’à leur dernier sou pour aider les nécessiteux. Par le biais de cette mitsva, on peut re-dévoiler la lumière scellée. C’est aussi pourquoi D. montra à Moché une pièce de monnaie de feu, car ce dernier ne parvenait pas à comprendre ce principe, si fondamental – celui du Service divin à travers l’élévation de la matière, avec feu et enthousiasme.

 •Au moment de la sortie d’Egypte, à travers la mitsva d’« emprunter » aux Egyptiens leurs objets précieux, D. transmit à Ses enfants un message de première importance : l’argent n’est qu’un moyen qu’Il place entre les mains de l’homme pour mieux Le servir. Pourtant, ils l’oublièrent peu après lorsque Moché dut contraindre les enfants d’Israël à quitter les rivages de la Mer Rouge, qu’ils ne parvenaient à délaisser, dans leurs fouilles à la recherche de butin égyptien. C’était l’occasion qu’attendait Amalek pour lancer son attaque. Les Hébreux n’y échappèrent qu’après s’être repentis et avoir réalisé que la fortune n’est qu’accessoire.

 •De même, Haman savait que les enfants d’Israël avaient joui du banquet orgiaque d’A’hachvéroch et de tout l’étalage de richesse – ustensiles du Temple compris – auquel il donna lieu. Il réalisa alors qu’ils étaient de nouveau tombés dans le travers de considérer l’argent comme essentiel, et c’est pourquoi il s’empressa de peser dix mille kiccar d’argent, qu’il souhaitait reverser dans les trésors du roi, afin de souligner cette tare et de pouvoir mener à bien ses sombres desseins. En toute connaissance de cause, Mordekhaï rassembla de son côté les enfants pour leur enseigner la paracha concernant l’offrande de l’Omer, autrement dit le véritable rôle de l’argent, à mettre au service du Créateur. C’est ainsi qu’il reprit le dessus et qu’Haman fut anéanti.

 

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