La confiance dans les Sages

Nos Sages indiquent (Meguila 7b) qu’il convient de s’enivrer à Pourim, au point de ne plus savoir distinguer « Maudit soit Haman ! » de « Béni soit Mordekhaï ! » Voilà une prescription étonnante. Comment comprendre que l’on nous demande de nous griser au point de confondre ces deux extrêmes ? Toutes les fêtes ne doivent-elles pas être partagées, « moitié pour D., moitié pour vous » (Pessa’him 68b ; Betsa 15b) ? Pourquoi celle de Pourim ferait-elle exception, en cela qu’on doit y boire toute la journée ?

En outre, l’obligation de boire elle-même ne peut manquer de nous surprendre. Comme on le sait, une personne ivre n’a pas le droit de prier, ni d’étudier, ni de trancher un litige dans le cadre d’un jugement (Erouvin 64a). Comment est-il possible que nos Sages, qui connaissaient pourtant ces restrictions, aient explicitement imposé de s’enivrer à Pourim ?

Lorsqu’on déroule l’histoire de la Meguila, on comprend – et c’est ce que confirment les enseignements de nos Maîtres – que les enfants d’Israël eurent tort de participer au festin du roi, et c’est ce qui scella leur sort (Meguila 12b). C’est la brèche dans laquelle, en digne descendant d’Amalek, Haman s’infiltra pour exposer au roi ses projets génocidaires, ainsi présentés : « Il est un peuple, répandu, disséminé parmi les peuples » (Esther 3:8). Comme son ancêtre, tout relâchement en Torah pouvait être mis à contribution pour les attaquer, conformément à la condition préétablie par Yits’hak, dans sa bénédiction à Yaakov : tant que la voix de Yaakov [de l’étude] résonne, les mains d’Essav restent impuissantes (Beréchit Rabba 65:20). Aussi, Haman sut-il élargir la brèche mise à jour par leur relâchement dans l’étude, au point qu’il faillit les vaincre.

A la lumière de cette analyse, il aurait semblé infiniment plus logique, le jour de Pourim, d’instaurer une journée d’étude intensive, plutôt que de nous demander de boire jusqu’à l’ivresse !

Nos Sages proposent plusieurs approches, qui peuvent permettre de résoudre ce paradoxe (Maccot 24a). A la question de déterminer ce qui est la chose la plus importante sur laquelle le monde tient, il existait une grande variété d’avis. Le prophète ‘Habakouk tranche la question en suggérant qu’il s’agit de la émounat ‘hakhamim – la foi dans les Sages – tel que le suggère le verset (2:4) : « le juste vivra par sa foi ».

Nos Sages vont encore plus loin lorsqu’ils nous enjoignent d’écouter nos Sages même s’ils nous disent que la droite est la gauche et que la gauche est la droite (Yerouchalmi Horayot 1:1). Et d’ajouter : « La crainte de ton Maître doit être comparable à ta crainte du Ciel. » (Pessa’him 108a ; Chemot Rabba 3:17) C’est dire combien il est essentiel en toutes circonstances de se soumettre à l’avis des Sages.

C’est précisément sur ce point que les enfants d’Israël faillirent à l’époque de la Meguila, lorsqu’ils refusèrent de se conformer à l’avis de Mordekhaï, qui leur avait demandé de s’abstenir de participer au banquet d’A’hachvéroch, de même que l’exil en Babylonie découlait de l’insubordination aux prophètes, laquelle avait atteint de tels sommets que l’un d’entre eux – Zekharya – put être assassiné dans l’enceinte du Temple, tandis que Yirmyahou fut emprisonné dans une citerne. Seuls les faux prophètes avaient alors voix au chapitre.

C’est la raison pour laquelle l’amendement devait précisément passer par cette soumission absolue aux Sages, thème central de Pourim, aussi déraisonnables que puissent paraître leurs décisions. Les enfants d’Israël avaient refusé de se plier devant le jugement de Mordekhaï, ce que l’injonction de se griser à Pourim, si étrange soit-elle, permettra de réparer par la suite.

De ce fait, même si le sens de cette injonction nous échappe, nous devons les écouter scrupuleusement, même s’ils nous disent « que la droite est la gauche et vice-versa ». Ce concept s’applique remarquablement bien ici, Mordekhaï pouvant être considéré comme la droite – le côté du bien – et Haman, comme la gauche – traditionnellement associée au mal.

Dans la Meguila elle-même, Esther illustre de manière notable cette subordination absolue à la voix des Sages. Ainsi, lorsque Mordekhaï lui demande de se présenter devant le roi, sans y avoir été invitée, pour implorer le salut de son peuple, elle s’exécute, même si cet acte confine au suicide et ce, pour deux raisons : la première, parce que « toute personne (…) qui pénètre chez le roi (…) sans avoir été convoquée, une loi égale pour tous la rend passible de mort » (Esther 4:11), et on ne pouvait soupçonner A’hachvéroch de laxisme, puisqu’il avait sans scrupule assassiné sa première épouse pour lui avoir désobéi. Seconde raison, Esther ne lui avait dévoilé « ni son peuple, ni son origine » (ibid. 2:10), et devait donc certainement être l’objet, par là même, de la rancœur royale.

Et de fait, nous confirment nos Maîtres (Meguila 15b ; Midrach Cho’her Tov 22:2), au moment où Esther paraît devant lui, le premier mouvement du roi sera d’exiger sa mise à mort, mais cette dernière se répand en prières devant le Maître du monde. « Mon D., mon D., pourquoi m’as-Tu abandonné[e] ? » (Tehilim 22:2), s’écrie-t-elle, et c’est ce qui lui vaudra l’intervention miraculeuse d’un ange, qui rehausse son visage d’une grâce particulière aux yeux du roi, effaçant de son cœur tout courroux.

Or, ce qui ressort de ces différents passages, c’est l’obéissance inconditionnelle d’Esther à Mordekhaï, en toutes circonstances, obéissance dont la Meguila elle-même ne se prive pas de témoigner (Esther 2:20) : « Esther se conforme aux instructions de Mordekhaï, comme lorsqu’elle était sous sa tutelle » (ibid. 2:20). Cette soumission est d’autant plus remarquable qu’à présent reine, Esther est libre d’agir à sa guise, sans s’en référer à quiconque (cf. Pessa’him 110a ; Baba Kama 60b). De son comportement exemplaire, les enfants d’Israël pouvaient déduire, a fortiori, qu’il leur fallait écouter fidèlement l’avis des Maîtres.

D’ailleurs, Mordekhaï et Esther eurent « le mot de la fin » puisqu’ils établirent, avec l’aval du Sanhedrin, les lois de Pourim et la forme de sa célébration : don du demi-sicle, lecture de la Meguila, michloa’h manot, matanot laévyonim, et michté (le banquet).

En retour, « les Juifs accomplirent et acceptèrent pour eux, pour leurs descendants (…) l’obligation immuable de fêter ces jours » (Esther 9:27) de renversement du sort (cf. ibid. v.1). Véritable renversement de situation s’il en est, puisqu’ils passèrent de l’insoumission à Mordekhaï, leur chef spirituel, à une obéissance parfaite, dans les moindres détails, même ceux qui échappaient à leur entendement.

On comprend dès lors le caractère prépondérant de ce thème de la foi aveugle en nos Sages à Pourim, que l’on doit considérer, bien que le parallèle soit étonnant, comme un autre Yom Kippour – parenté que les noms respectifs de ces fêtes suggèrent. Aussi, si l’on accorde un crédit absolu à nos Sages et que l’on s’efforce de s’enivrer à Pourim, nos fautes sont pardonnées comme à Yom Kippour. Ce parallèle ne peut manquer de surprendre, mais il n’en demeure pas moins qu’en ce jour, sans étudier la Torah et en se soûlant, nous pouvons atteindre le même objectif.

Pour illustrer l’importance de la foi et de la confiance aveugle dans nos Maîtres, il me semble à propos de rapporter ici une histoire dans laquelle je fus personnellement impliqué. Une femme qui était dans son sixième mois de grossesse était venue me voir pour me demander ma berakha, après un contrôle de routine chez son médecin, qui lui avait affirmé que tout était normal. Mais, me surprenant moi-même, je l’exhortai à se rendre à l’hôpital pour passer des examens complémentaires. Sans me prendre au sérieux, elle me répondit qu’aux dires de son médecin, tout se présentait bien. Pourquoi irait-elle à l’hôpital ?

Fallait-il plutôt retourner chez son praticien ? me demanda-t-elle. « Vous ne devez pas aller chez le docteur mais à l’hôpital, pour passer des examens plus approfondis ! » répétai-je d’un ton sans réplique, après quoi j’optai pour le silence, afin de donner plus de poids à mes paroles.

Confiante, elle ne m’opposa plus d’objection et se conforma à ma demande. Peu de temps après son arrivée à l’hôpital, les meilleurs médecins furent appelés à son chevet pour l’opérer d’urgence car elle se trouvait, ainsi que son bébé, en grave danger. Après la césarienne, l’enfant fut, grâce à D., sauvé, tandis que l’état de la mère fut stabilisé. Le prématuré dut rester à l’hôpital pendant environ trois mois et je fus son sandak lors de sa brit mila.

Ce récit démontre l’importance de la foi dans les Sages. En effet, ces paroles qui s’échappèrent de ma bouche comme une prophétie, sans que j’en comprenne moi-même le sens ou l’importance, permirent de sauver la vie du fœtus et de sa mère. Celle-ci fut ainsi rétribuée pour s’être conformée à mes instructions – « même s’ils te disent que la droite est la gauche (…) », l’urgence de cette visite à l’hôpital étant loin d’être claire après que son médecin l’eut assurée que tout allait bien.

C’est là la preuve que seuls les Sages peuvent déterminer où se situent réellement la droite et la gauche, par-delà notre vision limitée. Ils sont en cela guidés par le Ciel, afin de pouvoir aider les Juifs. En effet, parfois, la droite devient la gauche, et vice-versa – comme dans ce cas, pour sauver des vies. A ce titre, on comprend pourquoi celui qui transgresse les paroles des Maîtres est passible de mort.

Résumé

 •Nos Maîtres nous demandent de nous enivrer à Pourim, injonction pour le moins étonnante et qui paraît même aller à l’encontre des interdits de prier, d’étudier ou de trancher la loi en état d’ébriété. En outre, si Haman put s’attaquer au peuple juif à Pourim, c’était à cause du relâchement de nos ancêtres dans l’étude. Dans ce cas, comment comprendre qu’au lieu de recommander un renforcement dans l’étude le jour de Pourim, nos Maîtres aient exigé la recherche de l’étourdissement éthylique ?

 •La trame de la Meguila tourne autour de cette notion de foi dans les Sages. Pour avoir manqué de soumission à Mordekhaï en participant au banquet d’A’hachvéroch, les Juifs se trouvèrent en danger, insubordination que nous devons réparer par une confiance aveugle, même si cela semble contredire toute logique. Esther fut le paradigme de cette foi absolue, puisqu’elle se présenta devant le roi, sur ordre de son cousin, en dépit du danger certain. Elle, souveraine d’un puissant empire, ne choisit pas de se soustraire à cet impératif, représentant ainsi un exemple éclatant pour son peuple, qui répara alors sa lacune et échappa à l’extermination.

 •Ainsi, ce concept-clé se retrouve au cœur de la célébration de Pourim, jour où, en nous enivrant, nous pouvons atteindre une élévation comparable à celle de Yom Kippour, et voir toutes nos fautes pardonnées, par le mérite de ce crédit absolu accordé aux Sages. Eux seuls peuvent nous dire, par inspiration divine, où sont vraiment la droite et la gauche, et c’est pourquoi il faut les écouter inconditionnellement.

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