Le sceau du roi

« Ce fut au temps d’A’hachvéroch, ce même A’hachvéroch (…) »

(Esther 1:1)

Ce roi était un véritable tyran, et n’avait rien à envier à un sanguinaire Haman. Nos Maîtres (Meguila 11a) vont jusqu’à lire dans son nom sa perfidie, en le décomposant de plusieurs manières possibles : Rabbi Yehochoua ben Kar’ha y lit l’assombrissement (lehach’hir) du visage des enfants d’Israël sous l’effet de la souffrance, tandis que Rabbi Berakhia y voit le fait qu’il plongea (lehakh’hich èt rocham) les enfants d’Israël dans le jeûne. De son côté, Rabbi Lévy explique qu’il les abreuva « d’absinthe » (hichka roch veléana – noms de deux plantes amères). Rabbi Ta’hlifa, quant à lui, affirme qu’il était le frère de « Roch » (a’hiv chel roch), c’est-à-dire de Nevoukhadnétsar l’impie. Et nos Sages d’ajouter qu’A’hachvéroch renvoie allusivement aux maux de tête qu’éprouverait quiconque en pensant à lui (mi chézokhro ‘hach berocho). En outre, ils lisent à travers l’incipit de la Meguila le fait qu’A’hachvéroch resta « le même » impie du début à la fin, fidèle à lui-même dans sa perversité. On en déduit que le despote était parfaitement d’accord avec Haman pour anéantir le peuple juif ; ainsi que l’indique Rachi, cela concordait parfaitement avec ses desseins (Meguila 14a).

Dans ce cas, m’ont fait remarquer mes élèves, pourquoi seul Haman fut-il exterminé, pendu sur la potence avec ses fils ? Pourquoi cet autre persécuteur du peuple juif qu’était A’hachvéroch ne connut-il pas le même sort ou, du moins, une punition digne de lui ?

Mes élèves ont eux-mêmes proposé l’explication suivante, qui suit la Guemara (Baba Batra 10b) se basant sur le verset : « La tsedaka grandit un peuple et la bonté est un ‘hatat (« sacrifice expiatoire ») pour les nations » (Michlé 14:34). Comme l’explique Rabbi Ne’hounia, de même que le ‘hatat fait expiation pour Israël, la tsedaka apporte l’expiation aux non-juifs. D’autres tannaïm contestent cette interprétation, traduisant au contraire le verset dans le sens : la tsedaka du goy est une faute car il n’est poussé que par l’arrogance et le besoin de se vanter, mais Rabbi Yo’hanan ben Zaccaï tranche en faveur de l’interprétation de Rabbi Ne’hounia, dont nous avons suivi la traduction. A ce titre, le banquet offert par le tyran perse à tous les habitants de son royaume, banquet caractérisé par une profusion sans pareil, était la marque d’une grande prodigalité – aussi intéressée soit-elle –, ce qui lui permit d’échapper au châtiment.

Car la mitsva de tsedaka ne requiert pas d’intentions pures, à l’instar de celles de chik’ha et lékèt, comme l’indique explicitement le verset : « afin que l’Eternel, ton D., te bénisse dans toutes les œuvres de tes mains » (Devarim 24:19). Et Rachi de noter, au nom du Sifri : « Même si [ces gerbes oubliées] sont attribuées [à ces personnes] sans [que l’agriculteur en ait eu l’]intention, à plus forte raison, lorsque c’est volontaire. De ce fait, s’il a laissé tomber un séla et qu’un pauvre, l’ayant trouvé, en a bénéficié, il s’en trouvera béni. » Ainsi, la mitsva de tsedaka bénéficia à A’hachvéroch en dépit de ses intentions torves.

Cette explication ne me semble toutefois pas entièrement satisfaisante. En effet, comment occulter les propos de nos Sages (Meguila 12b) selon lesquels la génération d’Esther fut condamnée à mort précisément pour avoir pris part au banquet de cet impie ? Si, dans les détails de l’organisation de ce banquet, il donne l’illusion d’un souverain magnanime et généreux, nos Sages nous mettent en garde : il ne s’agit que d’une façade illusoire ; il est, du début à la fin, « le même » A’hachvéroch, empli de fiel et de haine contre le peuple juif, ne cherchant qu’à lui nuire. Quelle était donc la véritable intention du souverain perse à travers ces agapes ? Celui-ci redoutait le jour où les Juifs seraient immanquablement délivrés, au risque d’entraîner sa chute, et c’est pourquoi il décida de les faire trébucher afin qu’ils ne méritent pas la délivrance. Conscient que leur D. a la débauche en horreur, il conçut ce banquet orgiaque, où leur apparaîtraient des visions impudiques qui ne manqueraient d’attiser en eux la flamme du mauvais penchant, les poussant à transgresser des interdits fondamentaux. Mordekhaï, qui voyait clair au travers de ce jeu, prit les devants et interdit formellement à ses coreligionnaires de s’y rendre. Parfaitement conscient que l’objectif du despote était d’éveiller la Rigueur divine, il les avertit, en vain, hélas, puisque 18500 Juifs se rendirent au festin, où ils mangèrent et burent à s’en griser, ce qui les mena à commettre les plus graves transgressions de la Torah.

Or, si telle était l’intention de l’organisateur du banquet, comment peut-on qualifier cela de tsedaka, mitsva qui l’aurait protégé du châtiment mérité ? Il est pourtant question d’une des pires orgies de l’Histoire, visant clairement à déraciner la Torah d’Israël ! Dans ce cas, la question reste entière : pourquoi A’hachvéroch ne fut-il pas puni tout comme son complice ?

En abordant la question sous un autre angle, une réponse se profile peut-être. Le tyran fut – certes, indirectement – à l’origine d’un vaste mouvement de techouva, qui permit aux enfants d’Israël de se rapprocher de leur Père céleste, « mérite » qui lui permit d’échapper au châtiment. Comme l’expriment nos Sages dans la Guemara (Meguila 14a) : « “Le roi retira son sceau de sa main et le donna à Haman (…)” (Esther 3:10). Rabbi Abba bar Cahana commente : cette transmission du sceau royal dépassait les quarante-huit prophètes et les sept prophétesses que connurent les enfants d’Israël – ces derniers n’étant pas parvenus à les ramener dans le droit chemin –, puisqu’elle les ramena à la raison ». En effet, ils connurent un puissant élan de techouva, décrit, d’après Rachi, dans le verset : “ce fut un grand deuil pour les Juifs, accompagné de jeûnes, de pleurs et de lamentations ; la plupart s’étendirent sur un cilice et sur des cendres” (ibid. 4:3). A cet égard, du fait qu’A’hachvéroch fut à l’origine de ce grand mouvement de retour à D., mouvement qui eut comme point d’orgue une nouvelle acceptation de la Torah, cette fois pleinement volontaire – que lisent nos Maîtres dans le verset (ibid. 9:27) : « Les Juifs accomplirent et prirent sur eux » : « Ils accomplirent ce qu’ils avaient déjà accepté [lors du don de la Torah], jusqu’à présent sous la contrainte et dès lors volontairement » (Chabbat 88a), ce mérite lui est d’une certaine manière crédité, et c’est ce qui lui valut d’avoir la vie sauve.

Et Haman, dans ce cas ? N’a-t-il pas contribué lui aussi – perversement, certes – à ce mouvement de retour à D. ? En quoi son statut est-il différent de celui d’A’hachvéroch ? N’oublions pas qu’Haman est un descendant d’Amalek dont toute l’identité et la personnalité est construite sur sa haine abyssale du peuple juif et de la Torah. C’est d’ailleurs lui qui prit l’initiative de cette « solution finale » et c’est pourquoi D. lui rendit la pareille en décrétant sa pendaison et celle de ses fils.

D’un autre côté, ne nous leurrons pas, son royal acolyte eut lui aussi la punition qu’il méritait, d’une manière différente. Il est des souffrances pires que la mort, et celles qui échurent à ce despote étaient de cet ordre. Sa vie, certes, fut préservée, mais peut-on imaginer le supplice que constituaient à ses yeux la vision des miracles et de la délivrance dont bénéficia le peuple juif, qu’il était loin de porter dans son cœur ?! En effet, tous les peuples environnants avaient été saisis de peur face aux Juifs, au point que, mus par ce sentiment, nombre d’entre eux se convertirent (Esther 8:17). En outre, c’est toute la gloire du peuple juif et, au premier chef, Mordekhaï, qui s’en trouvèrent rehaussés aux yeux de tous, comme en témoigne la Meguila (ibid. 9:3-4) : « Et tous les ministres (…) du roi prêtèrent main forte aux Juifs, car la crainte de Mordekhaï s’était emparée d’eux. C’est que Mordekhaï était important dans le palais royal, et sa renommée le devançait dans toutes les provinces, tant la personne de Mordekhaï allait en grandissant. » Face à cet éclat rayonnant et cette notoriété universelle, que pouvait donc ressentir un roi assoiffé de gloire, réduit malgré lui à l’état de fantoche ? Peut-on concevoir une plus grande punition que de rester en vie, condamné à subir ce rééquilibrage du pouvoir, si défavorable au tyran ?

Puissions-nous avoir le mérite de vivre des miracles de cette ampleur avec notre prochaine Délivrance ! Amen !

Résumé

 •Comme le laisse transparaître son nom, A’hachvéroch reste « le même » du début à la fin de la Meguila – toujours aussi impie et fielleux. Dans ce cas, pourquoi ne connut-il pas le même sort qu’Haman, pendu sans autre forme de procès ? Qu’est-ce qui lui valut le mérite d’échapper à la potence et au châtiment ? Une hypothèse est celle du mérite de la « tsedaka » que constituait son généreux festin, marque d’une munificence sans pareil. Pour la corroborer, on ajoutera que nos Sages s’accordent à dire que cette mitsva ne nécessite pas d’intentions pures.

 •Pourtant, cette explication n’est pas pleinement satisfaisante, dans la mesure où, pivot de ce récit, ce banquet orgiaque fut, pour les Juifs qui eurent le tort d’y participer, cause d’une décadence sans pareil. Créditer le roi perse d’un mérite relatif à ce festin serait donc paradoxal, d’autant qu’il visait sciemment à y faire trébucher les enfants d’Israël pour pouvoir mener à bien ses visées génocidaires.

 •Cependant, si l’on envisage son rôle sous un autre angle, lorsqu’il retire son sceau et le confie à Haman, lui donnant les coudées franches pour organiser sa « solution finale », il gagne, d’une certaine manière un « mérite ». Lequel ? Celui d’avoir mené à un mouvement de techouva de grande ampleur, plus que tous les prophètes que connut notre peuple. Haman, cet avatar du mal absolu, ne pouvait revendiquer un tel mérite. En outre, le despote connut une punition non moins cruelle : celle d’être condamné à assister au triomphe des Juifs et de Mordekhaï, qui éclipsa toute sa gloire.

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