Le peuple juif, objet de gloire divine

« L’Eternel parla en ces termes à Moïse, dans le désert de Sinaï, dans la Tente d’assignation, le premier jour du second mois de la deuxième année après leur sortie d’Egypte : "Faites le relevé de toute la communauté des enfants d’Israël, selon leurs familles et leurs maisons paternelles, au moyen d’un recensement nominal de tous les mâles, comptés par tête. (…)" » (Nombres 1, 1-2)

Nous pouvons nous demander pourquoi la Torah, qui est généralement très succincte, mentionne ici tous les détails du recensement – le jour du mois, l’année et le lieu où il se passa –, alors qu’ils ne semblent pas indispensables à la compréhension du sujet.

Nous trouvons également un autre compte mentionné dans la Torah (Exode 30, 12), celui effectué avant le péché du veau d’or par le biais de demi-sicles. Rachi explique que cette manière indirecte de procéder visait à annihiler l’emprise du mauvais œil, particulièrement virulente lors d’un dénombrement. Pourtant, ceci ne laisse de nous étonner : le Maître du monde, omniscient, connaissait exactement le nombre de Ses enfants, aussi quel intérêt y avait-il à les faire compter par l’apport de ces demi-sicles ?

En préambule, soulignons la spécificité de notre peuple, que Dieu distingua de tous les autres en lui donnant la Torah au mont Sinaï, événement clé de notre Histoire, lors duquel nous acquîmes le statut de peuple élu. C’est dans cet esprit que le Créateur s’exclame : « Israël, c’est par toi que Je Me couvre de gloire » (Isaïe 49, 3), autrement dit, par le fait qu’il étudie la Torah dans la joie et observe les mitsvot avec un grand dévouement. Or, loin de représenter une tâche aisée, l’étude de la Torah et le respect des mitsvot exigent au contraire d’énormes sacrifices de l’homme, qui doit constamment réfléchir si l’acte qu’il s’apprête à effectuer est en accord avec la voie de la Torah ou s’y oppose. Dans l’impossibilité de faire comme bon lui semble, il lui est demandé de peser soigneusement chacun de ses pas et gestes.

Si l’on considère la vie d’un Juif religieux, on réalisera en effet qu’elle n’a rien de commun avec la facilité. Ainsi, sa journée commence par une suite d’obligations : réciter Modé Ani, procéder à l’ablution des mains conformément à la loi, prier et étudier au temps qu’il s’est fixé. Outre ces différents devoirs, il lui incombe, au cours de sa journée, de veiller à ne consommer que des aliments cachère, de préserver ses yeux des visions impures et de respecter les lois de pureté familiale, en évitant tout contact avec son épouse lorsqu’elle est en période d’impureté. En dépit de toute la beauté que représente un mode de vie si digne, on ne peut nier, dans la pratique, sa difficulté, puisqu’il exige une constante maîtrise de soi. Par exemple, lorsqu’une femme met au monde un enfant, elle devient impure, et tout contact avec son mari est interdit durant cette période post-natale, qui s’étend souvent sur plus d’un mois, alors que, physiquement faible, elle a souvent besoin de son soutien.

Tel est le sens de la déclaration du doux chantre d’Israël : « Il a révélé Ses paroles à Jacob, Ses statuts et Ses lois de justice à Israël. Il n’a fait cela pour aucun des autres peuples. » (Psaumes 147, 19-20) Autrement dit, l’Eternel n’a pas dicté de lois aux nations du monde, car Il savait qu’étant étroitement liées à la matière, elles n’étaient pas à la hauteur de renoncer à celle-ci pour s’y conformer. Ceci rejoint également l’affirmation de nos Sages selon laquelle, « la sagesse chez les non-juifs, c’est plausible, mais la Torah chez les non-juifs, c’est invraisemblable » (Lamentations Rabba 2, 13). Car, dès l’instant où les exigences de la Torah s’avèrent en contradiction avec leur science, leurs passions ou leurs intérêts, ils n’hésitent pas à les délaisser, ne ressentant nul besoin de se maîtriser pour se plier à cette ligne de conduite.

Le Saint béni soit-Il a donc bien de quoi se glorifier de Ses enfants, seuls capables de s’accorder avec un mode de vie si exigeant, de respecter inconditionnellement les nombreuses lois de la Torah, de faire fi de leur volonté au profit de la Sienne, sans trouver à redire au plan divin, et d’endosser courageusement cette suite de sacrifices.

Je me souviens à cet égard de l’étrange conversation que j’ai une fois eue avec une jeune femme convertie, venue se présenter à moi. Passant en revue plusieurs sujets religieux, je lui demandai comment elle percevait le Chabbat. Elle me décrivit alors, non sans insister, le raffinement des mets qu’on y servait, dont elle se délectait tant. Interloqué par la conception si limitée qu’elle avait de ce jour saint, je lui demandai carrément ce qui l’avait conduite à se convertir. Elle m’avoua alors qu’elle connaissait un Juif, avec lequel elle désirait se marier. Cette réponse ne me surprit pas : voilà donc pourquoi cette femme ne parvenait pas à ressentir l’aspect essentiel du Chabbat, son influx spirituel, tandis qu’il se limitait, pour elle, aux jouissances du palais. Si elle avait été juive, ou convertie conformément à nos traditions, elle aurait sans doute perçu, grâce à l’âme supplémentaire dont l’Eternel nous dote lors de ce jour saint (cf. Zohar III, 29a), le puissant courant spirituel qui lui est propre. Mais elle en demeura incapable et continua à profaner le Chabbat après s’être engagée à l’accepter, du fait qu’elle n’était pas, à la base, animée de l’intention véritable de se joindre à notre peuple et que sa conversion était donc contestable.

Cette disposition naturelle à se sanctifier n’existe donc qu’au sein de notre peuple qui fit preuve de la plus grande dévotion en s’engageant, à travers sa célèbre déclaration, « nous ferons et nous écouterons » (Exode 24, 7), à accomplir les lois divines avant même de les connaître.

Comme nous le savons, avant de donner la Torah au peuple juif, le Saint béni soit-Il l’a, tour à tour, proposée aux autres nations, offre qu’elles ont toutes déclinée. Pourtant, le texte saint atteste de la peur qui s’empara de ces dernières suite aux dix plaies par lesquelles Dieu frappa les Egyptiens et à tous les prodiges qui accompagnèrent la sortie d’Egypte, notamment l’extraordinaire ouverture de la mer Rouge : « A leur tour, ils tremblent, les chefs d’Edom ; les vaillants de Moab sont saisis de terreur, consternés, tous les habitants de Canaan. » (ibid. 15, 15) Après avoir eu l’écho d’un tel lot de miracles et reconnu l’existence et la suprématie du Créateur, comment donc purent-ils rester de marbre et refuser la Torah ?

De fait, ces peuples désiraient au départ la recevoir, mais l’Eternel leur en retira l’opportunité dès qu’ils Le questionnèrent au sujet de son contenu. En effet, Il considéra qu’après avoir été témoins de Sa grandeur à travers les multiples prodiges qu’Il accomplit, ils auraient dû accepter la Torah sans poser la moindre question. Leur questionnement même trahissait donc leur incapacité de la respecter, la qualité indispensable à l’étude de la Torah et à l’observance des mitsvot, à savoir le dévouement, leur faisant cruellement défaut. A l’opposé, par leur déclaration faite à l’unisson au pied du mont Sinaï, les enfants d’Israël témoignèrent leur volonté d’accepter la Torah avant même d’en connaître les lois, niveau auquel ils parvinrent suite à leur reconnaissance de la royauté de Dieu dans le monde et de Sa suprématie (cf. Chabbat, 88a).

La Torah rapporte qu’au terme de sa lutte contre l’ange tutélaire d’Esaü, sur lequel Jacob parvint à avoir le dessus, il reçut de son adversaire la bénédiction suivante : « Jacob ne sera plus désormais ton nom, mais bien Israël, car tu as jouté contre des puissances célestes et humaines, et tu es resté fort. » (Genèse 32, 29) Le patriarche avait donc deux noms, Jacob et Israël. Le premier, formé à partir de la racine akev signifiant talon, évoque la partie la plus basse du corps humain (Nazir, 51a, Tossaphistes), allusion à sa modestie exemplaire, puisqu’il ignorait sa propre volonté au profit de celle du Créateur. A l’inverse, le second exprime, sémantiquement, l’idée de domination et d’honneur (cf. Radak sur Rois I 18, 31), position que Jacob acquit par sa grandeur en Torah. Le Ben Ich ’Haï (« Chana Richona », Ki-Tavo) explique que, dans les temps futurs, le peuple juif s’élèvera du niveau de Jacob, « un homme intègre, assis dans les tentes » (Genèse 25, 27), à celui d’Israël, degré encore plus élevé, atteint suite à un travail, et qui lui vaut la fierté divine, dans l’esprit du verset : « Israël, c’est par toi que Je Me couvre de gloire. » (Isaïe 49, 3)

D’ailleurs, les termes hébraïques de ce verset méritent notre attention. Le mot bekha (par toi), de valeur numérique vingt-deux, renvoie au nombre de lettres de l’alphabet hébraïque, avec lesquelles est écrite la Torah. A travers le mot Israël, on retrouve, en modifiant l’ordre des lettres, le radical roch, signifiant tête, en écho à la prestigieuse position atteinte par le patriarche suite à une vie totalement vouée à l’étude. Or, tel est justement le motif de la gloire de l’Eternel, en l’occurrence, le fait que Ses enfants étudient la Torah dans la plus grande humilité et dans un esprit de soumission totale. Sans poser la moindre question, ils s’y consacrent pleinement, à l’instar de leurs ancêtres lors de leur célèbre déclaration au pied du mont Sinaï.

Pour en revenir à notre propos initial, la section de Bamidbar, qui s’ouvre par un recensement des enfants d’Israël, souligne à ce sujet de nombreux détails qui, a priori, nous semblent superflus, comme sa date exacte et le lieu où il se déroula. Il semble que le Saint béni soit-Il ait ainsi voulu mettre en exergue le fait étonnant qu’à peine un an et un mois après leur sortie d’Egypte, ils sont devenus un peuple. Si l’on étudie la formation des autres peuples de la planète, on en viendra aussitôt à la conclusion que ce phénomène s’étend généralement sur des dizaines, voire souvent des centaines d’années ; seulement alors, le noyau de départ s’est développé pour former une entité méritant le titre de peuple. Or, l’évolution démographique des enfants d’Israël à leur sortie d’Egypte fait exception à la règle, puisque, fait sans précédent dans toute l’Histoire, ils formèrent un peuple en l’espace d’un an, au point qu’il fut déjà nécessaire de les recenser.

Si, comme nous l’avons relevé, le Très-Haut n’avait évidemment pas besoin de ce compte pour connaître le nombre exact de Ses enfants, Il désirait par ce biais apporter une réponse aux nations du monde qui demandèrent ce qui était écrit dans la Torah : le peuple juif est un phénomène extraordinaire et unique en son genre, qui doit sa cohésion presque instantanée à son acceptation dévouée de la Torah au Sinaï – d’où également le sens de la précision du verset « dans le désert de Sinaï ». En outre, ceci leur permit de devenir partie intégrante de la Torah – dont le nombre de lettres correspond à leur nombre d’âmes – et de former une entité avec elle et le Saint béni soit-Il (cf. Zohar II, 90b ; III, 4b).

Comme nous l’avons mentionné, la Torah nous fait part (Exode 30, 12) d’un autre recensement du peuple juif, effectué peu avant le péché du veau d’or. Celui-ci fut établi à partir de demi-sicles, apportés par tous les membres du peuple. Rachi explique que cette manière de procéder visait à contrer l’emprise du mauvais œil.

Proposons une autre interprétation. Le Zohar souligne (I, 20b ; III, 219a) que le peuple juif se distingue des autres nations en cela que ses membres sont dotés d’une âme provenant des sphères supérieures. Le Ramban (Genèse 2, 7) explicite cette idée en affirmant que le Saint béni soit-Il insuffla en Adam de Son propre souffle, car « Celui qui souffle, souffle de l’intérieur de Lui-même ». Le « Néfech Ha’haïm » (1, 15) compare cela à quelqu’un qui gonfle un ballon : l’air qu’il y insuffle provient de ses poumons ; de même, poursuit-il, lorsque Dieu plaça une âme en Adam, Il insuffla en lui de Son propre souffle, d’où la pureté et la sainteté inégalable de celle-ci. En outre, l’âme de ce premier homme est la racine de celles de tous les Juifs, de telle sorte que chacun d’eux est intrinsèquement lié à l’âme d’Adam, dont il est une parcelle (cf. « Emek Hamélekh » 5, 43 et 16, 43 ; Chla « Assara Maamarot » II, 17). D’ailleurs, du fait que les Juifs sont tous liés à cette même âme, ils sont solidaires les uns des autres (Ets Hadaat Tov, Emor).

De même que l’ensemble des membres du corps humain forment un tout, de même, toutes les âmes du peuple juif constituent une entité – dont la source commune est l’âme d’Adam –, et on ne peut donc les compter individuellement. Aussi, le processus de recensement caractérisé par l’apport de demi-sicles vient-il signifier l’impossibilité de compter physiquement les enfants d’Israël, qui forment un corps unique, de par leur supériorité essentielle aux autres nations, due à l’âme transcendante dont ils sont dotés.

Si l’on s’attarde sur le terme nechama, on découvrira qu’il recèle de profonds secrets. Ce mot peut être décomposé en chama, qui peut aussi se lire Hachem (Nom de Dieu) et la lettre Noun, dont la valeur numérique complète est de cent six. Ces allusions, contenues dans le mot nechama, nous indiquent que le Saint béni soit-Il, qui est un feu dévorant (Deutéronome 4, 24), a insufflé en l’homme une âme sans toutefois que celui-ci soit consumé par le feu de cette sainteté. Le Zohar explique en effet (Tikounei Zohar 47, 84a) que le Créateur forma dix sphères, chacune étant elle-même composée de dix autres sphères circulaires, qu’Il rattacha à l’âme d’Adam, créé le sixième jour. Tel est l’enseignement pouvant être lu en filigrane à travers la lettre Noun, dont la valeur numérique complète de cent six renvoie à la fois aux cent sphères et au sixième jour où fut créé l’homme, et au faisceau (kav, également de valeur numérique cent six) de lumière infinie qui jaillit du Très-Haut, à l’heure où Il se mit pour ainsi dire de côté pour, dans l’espace resté vide, créer les quatre mondes – celui de l’Emanation, de la Création, de la Formation et de l’Action (« Ets ’Haïm » 1, 2).

Il en résulte que les enfants d’Israël sont une entité indissociable, puisque leur source commune n’est autre que le Créateur, qui est « un et unique [est] Son Nom » (Zacharie 14, 9), ce qui explique qu’ils ne peuvent être comptés individuellement et corporellement. Le Zohar va encore plus loin en affirmant (II, 90b ; III, 4b) que le Saint béni soit-Il, la Torah et le peuple juif forment une entité unique. En d’autres termes, lorsque nous sommes attachés à l’Eternel et à Sa Torah, nous formons avec ces deux protagonistes une réalité parfaite et unie. D’où l’impossibilité de nous dénombrer directement et la nécessité de procéder de façon détournée.

Résumé

 

Hevrat Pinto • 32, rue du Plateau 75019 Paris - FRANCE • Tél. : +331 42 08 25 40 • Fax : +331 42 06 00 33 • © 2015 • Webmaster : Hanania Soussan