La Torah en exil
« Il regarda, et voici un puits dans le champ… et une grosse pierre sur l’ouverture du puits, et quand Ya'akov vit Ra’hel… il roula la pierre de l’ouverture du puits… » (29, 2sq)
Rachi explique au nom du Midrach (Béréchit Rabba 70, 12) : comme quelqu’un qui enlève un bouchon de sur une carafe, ce qui indique une grande force.
Il est un peu surprenant de dire que la Torah loue Ya'akov de sa grande force physique. Quand il s’agit de notre père Ya'akov, le plus grand des Patriarches, le troisième pied du Char, qui est resté toute sa vie dans les quatre coudées de la halakha sans bouger de la tente de la Torah, même s’il est fort physiquement, c’est apparemment une insulte à son honneur de le louer pour sa force. A quoi est-ce que cela ressemble ? A complimenter un talmid ‘hakham qui maîtrise parfaitement tout le Talmud d’être capable de prier « achrei » par cœur. Le prophète (Yirmiyah 9, 22) a transmis la parole de Hachem : « Que l’homme fort ne se glorifie pas de sa force… mais c’est de cela qu’on doit se glorifier : avoir l’intelligence de Me connaître. »
Il faut aussi essayer de comprendre pourquoi Ya'akov a fait rouler la pierre seulement quand il a vu Ra’hel arriver avec le troupeau de Lavan. Les bergers attendaient déjà leurs amis là-bas pour faire rouler la pierre ensemble et abreuver leurs troupeaux, et si Ya'akov était capable de le faire tout seul, pourquoi a-t-il attendu jusqu’à l’arrivée de Ra’hel ? On ne peut pas dire qu’immédiatement, dès qu’ils ont fini de lui dire pourquoi ils s’attardaient, parce qu’ils attendaient l’aide de leurs amis pour soulever la pierre, à ce moment-là Ra’hel est arrivée et il a fait rouler la pierre. En effet, la Torah a explicitement fait dépendre ce geste de l’arrivée de Ra’hel encore avant qu’il s’approche d’elle et l’embrasse. Il est précisé que le fait de faire rouler la pierre était en rapport avec l’arrivée de Ra’hel (voir ce que le Sforno dit à ce propos). Il faut se demander quel est ce rapport.
Sur le fait de l’arrivée de la conjointe de Ya'akov auprès du puits, nous savons que les Sages ont mis l’accent sur ce détail. En effet, quand Moché s’est enfui en Midian pour échapper à Paro, la Torah dit (Chemot 2, 15) : « Il s’installa auprès du puits. » Rachi explique : « Il a appris de Ya'akov, qui avait trouvé sa conjointe auprès du puits. » Il faut se demander pourquoi on rencontre son conjoint auprès d’un puits, et pourquoi Moché a appris cette réalité justement de Ya'akov, et non des autres Patriarches.
On peut expliquer que Ya'akov, quand il est allé à ‘Haran après avoir quitté le beit hamidrach de Chem et Ever, craignait pour son avenir et celui de sa descendance, parce qu’il devait rester longtemps dans un entourage de méchants. C’est pourquoi il s’est tourné vers un puits, car on sait que l’eau représente toujours la Torah (Bava Kama 72a), afin de montrer sa soif et de boire au puits des forces spirituelles devant lui permettre de tenir bon face aux dangers qui l’attendaient à ‘Haran. Le mot « beer » (puits) a la même valeur numérique que « guer » (étranger), ce qui signifie que lorsque la Torah est en exil, quand elle n’est pas dans le beit hamidrach, elle est comme un « puits » dont il faut puiser en se donnant du mal pour en faire remonter l’eau. La Torah est cachée et il faut la découvrir. Mais quand elle est dans le beit hamidrach, elle est comme une source d’eau vive qui jaillit spontanément, il faut alors seulement ouvrir son cœur et son intelligence pour apaiser sa soif. C’est ainsi que les Sages (Berakhot 15b) ont expliqué le verset (Bemidbar 24, 6) : « Elles se développent comme des vergers, comme des jardins sur le fleuve, comme des tentes Hachem les a plantées. » Pourquoi juxtaposer les tentes et les fleuves ? Pour nous dire que de même que les fleuves font passer l’homme de l’impureté à la pureté, les tentes le font passer du manquement au mérite. Et Rachi explique : les tentes sont les batei midrachot, l’étude de la Torah doit se dérouler dans le beit hamidrach, qui est comparé à un fleuve qui coule abondamment.
Ya'akov a vu sur le puits une grosse pierre, qui est le mauvais penchant, comparé à une pierre (voir Kidouchin 30b : « Si c’est une pierre, il se ramollit »), qui empêche de puiser les eaux de la connaissance et bouche l’ouverture du puits. Il bouche le cœurs des hommes et les rend durs comme la pierre, ainsi qu’il est écrit : « Le péché est tapi à la porte. » C’est la difficulté qu’il y a dans l’exil, où la Torah est rabaissée. Les Sages expliquent qu’après la destruction du Temple, les sources de la sagesse ont été bouchées, car toute l’abondance de la sagesse provenait du Temple et du service qui s’y déroulait. A présent, elle est comme un puits dont on ne peut tirer l’eau qu’avec les plus grandes difficultés.
Maintenant que Ya'akov est en exil et aspire à s’attacher à la Torah et à en puiser l’énergie de la vie, il se heurte à une pierre. Il voit Ra’hel venir avec le troupeau, Ra’hel vient, elle qui doit être son aide dans la vie, et elle l’aide, par le seul fait d’être là, à faire rouler la lourde pierre du puits. En effet, toute la raison d’être de la femme est d’être une aide face à lui pour l’étude de la Torah, ainsi que le dit la Guemara (Yébamot 62b) : « Celui qui n’a pas d’épouse n’a pas de Torah, etc. » Quand il a vu Ra’hel qui venait l’aider à puiser du puits de la Torah même à ‘Haran, un endroit tellement éloigné de l’atmosphère du beit hamidrach, alors il a rassemblé les forces des soixante-deux ans qu’il avait passés à étudier la Torah, il a écarté le mauvais penchant et a puisé l’eau du puits.
Cette explication s’accorde merveilleusement bien à ce que nous avons dit à un autre endroit, que Ya'akov, par sa nature même d’homme « installé dans les tentes », était totalement lié à la Torah comme Ben Azaï, et n’avait pas besoin de l’aide d’une femme, car alors sa Torah était comme une source dont on peut puiser sans aucune aide, le mauvais penchant étant annulé entre les murs du beit hamidrach. On sait que les Sages conseillent (Kidouchin) : « Entraîne-le au beit hamidrach. » Il était totalement plongé dans l’étude pendant soixante-trois ans, sans rien craindre du mauvais penchant. Mais par la volonté de Hachem, il a été obligé de s’enfuir de Beerchéva devant Essav, afin de pouvoir engendrer les douze tribus, et maintenant, quand il est parti en exil en sortant des murs du beit hamidrach, la Torah est devenue comme un puits, dont il avait besoin d’une aide pour faire rouler la pierre de l’ouverture.
Tout ceci permet de comprendre parfaitement bien l’enseignement des Sages selon lequel Moché avait appris de Ya'akov et était allé au bord d’un puits pour chercher son épouse. Moché lui aussi se trouvait dans une situation semblable à celle de Ya'akov, il s’était enfui de chez lui et de son entourage et était parti en exil, il était étranger en Midian, ainsi qu’il est dit (Chemot 2, 22) : « J’étais étranger dans un pays étranger », et il craignait également pour son existence en dehors des murs du beit hamidrach, alors qu’il était éloigné de ses frères juifs ; il a donc suivi les traces de Ya'akov et est allé au bord d’un puits pour s’attacher à la Torah et s’abreuver de ses eaux. Et il a appris de Ya'akov que seule la Torah est le but et l’espoir de subsister dans un pays étranger et entièrement différent de son mode de vie. Ainsi en Midian, quand il était en situation d’étranger et que la Torah était comme un puits, il a voulu trouver son épouse, celle qui l’aiderait à s’attacher à la Torah, comme l’avait fait Ya'akov quand il était sorti du beit hamidrach en fuyant Essav, lorsque sa Torah était devenue comme un puits, et que pour se mesurer au mauvais penchant en exil, il avait besoin de son aide dans la vie et avait cherché son épouse, qui était Ra’hel.