De la gratitude
« Et voici la bénédiction dont Moïse, l’homme de Dieu, bénit les enfants d’Israël avant de mourir. » (Deutéronome 33, 1)
La Torah détaille les bénédictions de Moïse au peuple d’Israël avant sa mort. Nous ne trouvons pas d’autre exemple, dans les livres des Prophètes ou des Hagiographes, de bénédiction donnée par les prophètes à leurs contemporains avant de mourir. Même s’ils le firent certainement, on ne jugea pas utile de consigner leurs dernières paroles.
Pourquoi Moïse n’a-t-il pas béni les enfants d’Israël dans leur globalité, alors que, comme on le sait, ils sont tous garants les uns des autres (Chevouot, 39a) ? Pourquoi avoir composé, à l’intention de chaque tribu, une bénédiction particulière ?
Pourquoi, en outre, la Torah a-t-elle estimé nécessaire de toutes les rapporter précisément ?
Rappelons, pour répondre, que Moïse savait qu’il devait son niveau et sa grandeur au mérite des enfants d’Israël, car s’il n’avait été désigné par le Très-Haut pour les faire sortir d’Egypte afin de leur transmettre la Torah et de les diriger dans le désert, il n’aurait pas, lui-même, accédé à cette dimension (cf. Berakhot, 32a). De ce fait, le leader du peuple juif ressentait de la gratitude à l’égard de ses coreligionnaires. En conséquence, pour les avoir bénis en soulignant qu’en ayant fait précéder, dans leur déclaration, « nous ferons » à « nous comprendrons », ils avaient quitté le niveau d’hommes et atteint celui des anges, il eut le mérite de monter au ciel et d’y jouir de la proximité de ces créatures célestes.
Nous voyons par ailleurs qu’après la faute du veau d’or, le Saint béni soit-Il dit à Moïse : « Va, descends ! Car ton peuple s’est corrompu. » (Exode 32, 7) « Descends de ta grandeur », commente Rachi, comme s’Il lui signifiait que sa gloire et sa grandeur dépendaient du niveau spirituel du peuple d’Israël, qui, après avoir fauté, n’était plus digne de recevoir la Torah. Dès lors, lui aussi perdait le mérite de rester dans le ciel et d’étudier la Torah directement de Dieu.
Ainsi, Moïse qui vécut toujours avec un sentiment de reconnaissance à l’égard du peuple d’Israël, lequel lui avait permis d’atteindre un niveau si élevé, éprouva le besoin de le bénir avant sa mort et de laisser ainsi libre cours à sa gratitude. Il ne se contenta pas, à cet égard, d’une bénédiction comprenant tout, mais prit la peine de bénir chaque tribu séparément en fonction de son niveau et de ses besoins. Car il ressentait une gratitude individuelle envers chacune pour ce qu’elle lui avait appris de particulier.
En outre, afin que chacun de ses coreligionnaires se sente visé en particulier par sa bénédiction, il s’efforça de bénir chacun en fonction de sa tribu d’appartenance. C’est aussi la raison pour laquelle la Torah prit la peine de retranscrire les bénédictions de Moïse, afin que cela soit un message pour l’ensemble des générations concernant l’importance de la gratitude. Nous retrouvons ce même sentiment de gratitude individuelle envers chaque Juif, selon son niveau, chez le roi David, qui, pour avoir appris d’A’hitofel un seul point, l’appelait « mon maître, mon guide et mon camarade » (cf. Sanhédrin, 106b). Il demanda par ailleurs à son fils Salomon d’admettre à sa table tous ceux qui lui avaient fait du bien (cf. Rois I 2, 7).
« Et voici la Torah », est-il annoncé (Deutéronome 4, 44), ce qui nous enseigne que Moïse écrivit à l’intention de chaque tribu un rouleau de Torah, afin que sa mort ne cède pas la place à une guerre de succession, du fait que, de son vivant, le rouleau de la Torah était en dépôt chez la tribu de Lévi. Ainsi, de même qu’un père se préoccupe de son vivant de définir le devenir de son patrimoine par un testament afin d’éviter tout différend entre ses enfants après sa mort, Moïse bénit l’ensemble du peuple d’Israël, en remettant à chaque tribu en particulier un rouleau de la Torah, de sorte à éviter tout conflit autour de cette propriété. Chacun ressentait ainsi qu’il avait sa part dans la Torah et la concorde était assurée.
On sait que quiconque reconnaît les bienfaits de son prochain finit par reconnaître ceux du Créateur, l’inverse étant tout aussi vrai : celui qui renie les bienfaits d’autrui finit par renier ceux du Créateur (cf. Exode Rabba 1, 8). On peut renforcer cette idée par le fait que lorsque nous clôturons la lecture des cinq livres de la Torah par la section de Vezot Haberakha, très instructive dans le domaine de la gratitude, nous recommençons aussitôt la lecture de la Torah par sa première section, celle de Beréchit, qui traite de la Création du monde et, au-delà, de la foi en Dieu. Il me semble qu’il existe un lien très particulier entre ces deux sections : la foi, qui est au cœur des enseignements de la première section de la Torah, est en fait une forme de gratitude envers le Saint béni soit-Il pour le monde merveilleux qu’Il a créé. Et c’est en remerciant le Créateur pour les moindres détails de la Création que nous pouvons parvenir à une foi parfaite. Cette notion se situe dans la droite ligne du principe précédemment évoqué, selon lequel la gratitude envers autrui débouche sur celle envers Dieu. L’ordre des sections de la Torah est à ce titre évocateur, car dans celle de Vezot Haberakha, nous voyons la reconnaissance de Moïse envers son peuple, puis nous poursuivons par celle de Beréchit, évoquant la Création du monde, ce qui nous pousse à exprimer nos louanges et notre gratitude face aux merveilles de la nature.
On notera par ailleurs que la dernière lettre de la section Vezot Haberakha est un Lamed – celui du mot Israël –, tandis que la première de Beréchit est un Beth, leur association formant le mot lev, de même valeur numérique que le mot kavod (honneur). Cela évoque de manière allusive le fait que celui qui fait montre de gratitude envers autrui finira par témoigner de l’honneur au « Roi de Gloire ».
Dans la section de Beréchit (troisième chapitre) est retracée la faute du premier homme, qui consomma du fruit de l’arbre défendu. Or, lorsque le Saint béni soit-Il lui reprocha sa désobéissance, il rejeta la faute sur sa compagne, qui l’y avait poussé. En lançant l’accusation : « C’est la femme que Tu m’as associée », il renia le bienfait témoigné par le Créateur en lui accordant cette compagne, nous expliquent les commentateurs (cf. Rachi sur v. 12). Non seulement, il ne remercia pas Dieu pour ce cadeau, mais il Lui imputa la responsabilité de son péché. Du fait de cette ingratitude, Adam perdit toute sa grandeur et connut la déchéance, puisqu’il fut chassé du jardin d’Eden (cf. Yalkout Chimoni, Beréchit, 28). Si Adam n’avait pas ainsi plaidé contre sa campagne en se plaignant d’elle au Créateur, il ne serait pas tombé si bas, sa chute étant due à cette ingratitude.
Dans la suite du texte, nous trouvons que Caïn et Abel apportèrent une offrande au Saint béni soit-Il. De fait, l’initiateur de ce mode d’expression de sa gratitude envers Dieu sur l’autel fut Caïn. Dès lors, on peut se demander comment, d’un tel degré d’élévation, il put déchoir au point de tuer son propre frère.
Si Caïn fut le premier homme qui conçut la notion d’offrande, la sienne n’était pas de premier choix, puisqu’elle provenait du lin (cf. « Chla », Taanit, Matot-Massei, 21). Son intention était ainsi, tout en remerciant le Créateur pour Son œuvre, de Lui signifier qu’il ne se sentait pas moins libre d’agir à sa guise, sans se soumettre aux lois de la Torah – les graines de lin évoquant le mélange interdit de lin et de laine.
De son côté, Abel n’eut certes pas le mérite de parvenir d’office à la notion de reconnaissance envers le Créateur, puisqu’il l’apprit de son frère. Mais dès qu’il l’eut intégrée, il apporta comme offrande les plus belles bêtes de son bétail. En constatant que son frère l’avait supplanté dans le domaine de la reconnaissance envers Dieu, Caïn l’envia et le tua. Nos Sages ajoutent (cf. Tan’houma, 9) qu’à ce moment, le monde entier était partagé en deux : la récolte appartenait à Caïn, tandis que le petit et le gros bétail, desquels on confectionnait les vêtements, appartenaient à Abel. Tous deux coopéraient, dans la mesure où ils s’échangeaient leurs possessions, de sorte que Caïn disposait de cuir et de laine pour se confectionner des vêtements, tandis que son frère recevait des produits des champs pour son alimentation.
En tuant son frère, Caïn porta atteinte à la vertu de reconnaissance, puisqu’il assassina celui qui lui fournissait ce qui lui manquait. Or, cette faille apparaissait déjà auparavant, au moment où il apporta un sacrifice de mauvaise qualité, en une marque de mépris envers le Créateur. En vérité, on peut dire que l’un causa l’autre. Mais la dégénérescence de Caïn ne s’arrêta pas là, puisque même après que le Saint béni soit-Il lui eut fait grâce de la vie en lui apposant une lettre sur son front, il « se retira de devant l’Eternel » (Genèse 4, 16) – « avec humilité, comme pour essayer de tromper Dieu » (Rachi). Au lieu d’apprécier le sursis que le Très-Haut lui avait accordé, il joua les simulateurs.
D’après la Kabbale (Tikounei Zohar, 112), l’âme de Moïse se rattachait à la souche de celle d’Abel, qui s’était distingué dans le domaine de la gratitude, vertu qui allait caractériser ce leader du peuple juif, comme nous l’avons vu plus haut. De même, Jéthro, prêtre de Madian et beau-père de Moïse, abritait une étincelle de l’âme de Caïn, dont il répara l’ingratitude. Ainsi, la Torah nous rapporte (Exode 18, 12) comment « il offrit un holocauste et d’autres sacrifices à Dieu », réparant ainsi l’offrande peu honorable offerte par Caïn. Et ce, après avoir rejeté le culte idolâtre et déclaré : « Je reconnais, à cette heure, que l’Eternel est plus grand que tous les dieux ».
On soulignera par ailleurs combien toute la vie de Moïse fut une suite ininterrompue d’actes de reconnaissance allant de Dieu aux enfants d’Israël, sans oublier le règne végétal ou minéral. Ainsi, lors de la plaie du sang et celle des grenouilles, il se refusa à frapper lui-même le Nil, sur lequel son berceau avait tranquillement flotté, bébé (cf. Exode Rabba 9, 10), et en chargea à la place son frère Aaron. De même, il ne voulut pas frapper lui-même la terre avant la plaie des poux, car celle-ci avait en quelque sorte consenti à engloutir le corps de l’Egyptien qu’il avait tué en prononçant le Nom ineffable (ibid. 10, 7).
Il se distingua tellement par cette vertu qu’il eut le mérite, mesure pour mesure, que la Torah dans son intégralité soit appelée « Torah de Moïse, Mon serviteur » (Malachie 3, 22).