Une bénédiction discrète

« Et voici la bénédiction dont Moïse, l’homme de Dieu, bénit les enfants d’Israël avant de mourir. » (Deutéronome 33, 1)

Chaque tribu eut le mérite de recevoir une bénédiction particulière de Moïse avant sa mort. La tribu de Siméon semble pourtant avoir été oubliée, et Rachi avance que sa bénédiction a été incluse dans celle de Juda, et se lit en filigrane à travers les mots « écoute, Seigneur, le vœu de Juda » (ibid. v. 7).

Pourquoi Moïse ne consacra-t-il pas de bénédiction distincte à la tribu de Siméon, comme aux autres ? Et pourquoi inclut-il sa bénédiction spécialement dans celle de Juda ?

Rachi (ad loc.) explique que Moïse avait encore sur le cœur ce que Zimri, prince de cette tribu, avait fait à Chittîm. Mais en quoi la faute d’un individu isolé, qui, en l’occurrence avait été punie, impliquait-elle l’ensemble de cette tribu, laquelle, ayant échappé au châtiment, n’avait apparemment rien à se reprocher ? Dès lors, pourquoi ses membres furent-ils privés d’une bénédiction spécifique ?

En outre, cette marque de colère avant sa mort ne risquait-elle pas d’avoir des conséquences néfastes pour l’avenir spirituel de cette tribu ? Le fait de ne pas avoir reçu le privilège d’une bénédiction distincte comme les autres n’allait-il pas les détourner de la Torah, en leur donnant l’impression d’avoir été rejetés par celui qui avait été élu pour la leur donner et dont elle porte le nom ?

Moïse écrivit un rouleau de Torah pour chaque tribu et les leur remit avant sa mort – la tribu de Siméon ne faisant pas exception. Rachi explique (cf. Deutéronome 29, 3) qu’au départ, il n’en écrivit que pour la tribu de Lévi. Mais les autres vinrent se plaindre : la Torah n’était pas l’apanage de celle-ci ! Il accepta leurs doléances et leur donna satisfaction, afin que toutes se sentent un lien et une responsabilité vis-à-vis de la Torah. Moïse voulait, par cet acte, permettre à toutes les tribus de percevoir que la Torah n’était pas le patrimoine d’une seule d’entre elles, mais de l’ensemble du peuple. Loin d’être reléguée dans un coin, elle est à la disposition de tout un chacun.

Ainsi, Moïse ne rejeta pas complètement la tribu de Siméon. S’il ne leur octroya pas de bénédiction distincte, il leur confia un rouleau de Torah écrit de sa propre main, comme aux autres tribus, ce qui était tant un privilège qu’une forme de bénédiction. Quant à les bénir directement et nommément, il ne le put, car le souvenir des évènements qui s’étaient déroulés à Chittîm était encore trop frais dans son esprit – évènements qui avaient tout de même entraîné la mort de 24 000 hommes dans une épidémie, et n’eût été l’intervention zélée de Phinéas, jaloux de l’honneur divin, c’est l’ensemble du peuple juif qui aurait peut-être été anéanti.

D’une certaine manière, c’est à cause de la tribu de Siméon que Moïse s’apprêtait à rendre l’âme. Car le Saint béni soit-Il dit à Moïse : « Exerce sur les Madianites la vengeance due aux enfants d’Israël ; après quoi tu seras réuni à tes pères. » (Nombres 31, 2) En d’autres termes, « si tu ne venges pas les enfants d’Israël des Madianites qui se sont attaqués à eux et les ont fait tomber dans la débauche et le culte idolâtre de Baal Péor, tu resteras en vie ; par contre, dès que tu auras pris ta revanche, ton moment de quitter le monde arrivera » (cf. Yalkout Chimoni, Bamidbar, 785). En dépit de l’opposition du peuple, qui ne voulait pas se séparer de lui, Moïse prit la tête des combats, afin de redorer le blason des enfants d’Israël et de venger l’honneur divin bafoué.

L’âme de Moïse équivaut à celles de l’ensemble des membres du peuple juif (cf. Mekhilta, Yitro, 1 ; « Ets ’Haïm » 32, 1), et de ce fait, une perte d’une telle ampleur au moment de l’épidémie affaiblit l’esprit de Moïse et lui causa une grande détresse. Il redouta alors, s’il bénissait nommément la tribu de Siméon, d’éveiller dans le ciel une accusation à l’encontre de ses membres pour avoir en quelque sorte causé sa mort, alors qu’il était leur dirigeant. Car n’eût été cette guerre contre les Madianites, la fin de Moïse n’aurait pas été si proche.

Pourtant, celui-ci ne garda pas rancune aux membres de la tribu de Siméon et, au contraire, c’est par amour pour eux qu’il feignit de leur en vouloir et de les punir en les privant de bénédiction propre, afin que l’attribut de Rigueur ne se réveille pas contre eux, se contentant de l’omission volontaire de Moïse. Il en ressort que l’apparente discrimination de Moïse ne provenait pas d’une quelconque rancune à l’égard de la tribu de Siméon, mais, au contraire, de son amour pour ses membres et de sa volonté de les faire échapper à la Rigueur divine.

En ce qui concerne le contenu de la bénédiction qu’ils reçurent, incluse dans celle de Juda, il est dit : « Ecoute, Seigneur, le vœu de Juda (…) ». Et nos Sages d’expliquer qu’il les bénit en leur souhaitant que leur prière soit toujours agréée dans le Ciel, et que l’attribut de Rigueur ne les accuse pas pour avoir mis en danger le peuple d’Israël et avoir causé l’anéantissement presque intégral de leur tribu. Les mots suivants de la bénédiction sont : « (…) en l’associant à son peuple ». En les lisant comme une allusion à la tribu de Siméon, ils soulignent combien celle-ci fait partie intégrante des tribus divines. En outre, ces bénédictions sont introduites par les termes suivants : « Ainsi devint-il roi de Yechouroun, les chefs du peuple étant réunis, les tribus d’Israël unanimes… » (v. 5). Le message de Moïse à la tribu de Juda, qui représente la souveraineté d’Israël, était donc de protéger la tribu de Siméon, incluse dans la sienne, face aux autres tribus, qui risquaient de vouloir exercer sur elle des représailles pour son implication dans les évènements de Chittîm.

En comprenant les intentions de Moïse, son amour et ses craintes pour eux, l’amour des bénéficiaires de ce geste ne fit que croître, si bien qu’ils se joignirent à l’ensemble du peuple pour pleurer leur leader après sa mort.

Comme l’expriment nos Sages (Genèse Rabba 10, 1), les paroles de la Torah sont infinies, et dès que l’on termine la section de Vezot Haberakha, qui clôture le Deutéronome, dernier des cinq livres de la Torah, on ouvre celle de Beréchit, la Genèse, qui décrit la Création du monde et de l’homme. Quel est donc le lien entre celle-ci et la dernière, qui évoque la mort de Moïse ?

C’est que la mort des justes fait expiation pour les fautes du monde entier et le protège de la destruction au moment où l’attribut de Rigueur entre en scène (cf. Moèd Katan, 28a). Sous cet angle, lors du départ d’un juste, c’est comme si l’univers était de nouveau créé. Le Baal Hatourim confirme cette hypothèse, lorsqu’il note que les lettres finales des mots « Au commencement, Dieu créa » (en hébreu, « beréchit bara Elokim ») forment le mot émet, qui désigne la Vérité – la Torah, étudiée par les justes tout au long de leur vie, et désignée sous ce titre : « Torah de Vérité ».

Sans ces êtres remarquables qui, par leur décès, expient les fautes des hommes, le monde serait déjà retourné au néant. Du fait que les justes regorgent de Torah, celle-ci chasse les ténèbres qui envahissent le monde avec leur départ. Dans le verset suivant de Beréchit, il est écrit que « le souffle divin planait sur la face des eaux », ce qui, métaphoriquement, peut désigner l’âme du juste, qui n’a de cesse, de son vivant, de planer sur les eaux de la Torah, laquelle protège le monde du châtiment et de l’anéantissement, de l’attribut de Rigueur.

Le projet divin de créer les enfants d’Israël fut, comme on le sait, antérieur à l’œuvre de la Création (cf. Genèse Rabba 1, 4), avec, dès le départ, cette subdivision en tribus, les « Chivtei Ya » (tribus divines), qui maintiennent le monde, créé lui aussi avec le Nom Ya. Le Ari, zal, (« Chaar Hakavanot », Alénou Léchabéa’h, 1) indique qu’il y a douze portes dans le Ciel, en parallèle aux douze tribus. Ce qui permet d’expliquer le lien entre Vezot Haberakha et Beréchit, puisque la Création comme le maintien du monde sont dus au mérite des 12 tribus, qui disposent de 12 portes pour leurs prières.

Lorsque Moïse rassembla toutes les tribus pour les bénir, la place de celle de Siméon ne fut pas oubliée. Car même si une bénédiction explicite n’a pas été écrite à son nom, afin de mettre ses membres à l’abri de l’attribut de Rigueur, elle a été incluse dans celle de Juda, Moïse ne renonçant en aucun cas à la leur accorder sous prétexte qu’ils causèrent beaucoup de tort au peuple juif. Car ils sont une part indissociable des 12 tribus, par lesquelles le monde se maintient. Le verset « car en l’Eternel (Ya) vous avez un roc immuable » (Isaïe 26, 4) évoque le fait que le monde tire sa subsistance des 12 tribus (les Chivtei Ya). En bénissant toutes les tribus sans exception, Moïse leur signifiait que sa mort ne pouvait être imputée à la seule tribu de Siméon, même si leurs agissements l’avaient hâtée ; son départ représentait en fait une expiation pour l’ensemble du peuple, selon le principe évoqué précédemment.

D’ailleurs, le dernier mot du Deutéronome, Israël, commence par un Youd, tandis que le premier mot de la Torah, beréchit, par un Beth. La valeur numérique de ces deux lettres, associées, est de 12, en parallèle aux douze tribus, Siméon compris.

D’un autre côté, les premières lettres des mots « Vezot Haberakha », Vav et Hé, valent onze, ce qui laisse penser que la tribu de Siméon a été laissée pour compte. Moïse, qui a écrit la Torah sous la dictée divine, a sans doute demandé à ne pas l’inclure dans cette section des bénédictions, afin de ne pas éveiller à son encontre la Rigueur divine, dans l’optique évoquée plus haut. Cependant, afin qu’il soit bien clair qu’il n’éprouvait pas de rancœur contre eux, il les inclut en allusion dans le dernier mot de cette dernière section, Israël, et le premier de la Torah. Cela confirme que Moïse bénit toutes les tribus sans exception, car le monde entier subsiste grâce à elles.

Hevrat Pinto • 32, rue du Plateau 75019 Paris - FRANCE • Tél. : +331 42 08 25 40 • Fax : +331 42 06 00 33 • © 2015 • Webmaster : Hanania Soussan