Un seul corps, un seul cœur

« Ainsi devint-il roi de Yechouroun, les chefs du peuple étant réunis, les tribus d’Israël unanimes. » (Deutéronome 33, 5)

« Récitez devant Moi les malkhouyot [à Roch Hachana] afin d’établir Mon règne sur vous », ordonne le Créateur aux enfants d’Israël, d’après la Guemara (Roch Hachana, 34b). Il est question de malkhouyot, au pluriel, ce qui indique la volonté du Saint béni soit-Il que nous évoquions devant Lui le fait qu’Il est Roi de l’ensemble des mondes, supérieurs et inférieurs. On peut également y lire en filigrane Son exigence d’une proclamation unanime, dans un esprit d’unité et d’attachement mutuel, comme un seul homme doté d’un seul cœur. La possibilité de faire régner le Créateur n’est donnée que lorsque les enfants d’Israël sont solidaires, dans l’esprit de notre verset introductif.

Lorsque l’ensemble du peuple d’Israël couronne le Créateur dans cet état d’union et de fraternité, la joie règne dans les mondes supérieurs. Etant donné que les âmes du peuple d’Israël ne forment qu’une entité, parcelle divine supérieure (« Pardès Rimonim » 32, 1), même au moment où ils proclament l’avènement de la royauté divine, ils doivent accomplir le message du verset « les chefs du peuple étant réunis, les tribus d’Israël unanimes ». Lorsque ce n’est pas le cas et que la désunion prévaut, le Nom divin ne peut résider parmi eux et ils n’ont pas la possibilité de faire régner le Créateur sur eux.

On notera par ailleurs que les lettres finales des mots « les tribus d’Israël unanimes » (ya’had chivtei Israël) ont, en y ajoutant un, la même valeur numérique que celle, complète , du Tétragramme, ou encore celle du mot adam (« homme »). Car lorsque l’union prévaut au sein des enfants d’Israël, ils prennent l’aspect d’un seul homme, et le Nom divin, sanctifié, les éclaire et réside sur eux en un règne éternel. S’accomplit ainsi l’incipit de Nitsavim (Deutéronome 29, 9) : « Vous êtes placés aujourd’hui, vous tous, en présence de l’Eternel, votre Dieu, vos chefs de tribus, vos anciens, vos préposés, chaque citoyen d’Israël (…) », qui décrit la façon dont l’ensemble du peuple d’Israël, dans toute sa diversité et avec toutes ses classes sociales, se tient devant Dieu, le jour de Roch Hachana, se soumettant à Son règne dans une unité parfaite.

Le Baal Hatania (cf. « Likoutei Torah », Nitsavim 44, 1) explique, à propos de la recommandation « Sois extrêmement humble » (Maximes de nos Pères 2, 4), que, du fait qu’il y a en chacun d’entre nous un point fort, une vertu par laquelle on se distingue et qui fait défaut à l’autre, celui-ci a besoin de nous. De même, les pieds, qui se situent dans la région la plus basse du corps tandis que, bien plus haut, la tête leur est supérieure, ont cependant un avantage sur celle-ci, puisqu’ils lui offrent stabilité et possibilité de se mouvoir. En outre, à l’époque, lorsque quelqu’un avait mal à la tête, on lui faisait, en guise de remède, une saignée au niveau des pieds. On en déduit donc, d’après ce grand maître de la ’Hassidout, que la tête ne peut parvenir à la complétude sans les pieds.

De même, poursuit-il, le peuple d’Israël ne forme qu’un seul corps, une seule entité. Aussi, même celui qui se considère comme « la tête », comme supérieur à l’autre, n’est pas complet sans lui ; il a forcément une carence que seul son prochain peut combler. Cette prise de conscience est à même d’éveiller la modestie et d’encourager l’union au sein de notre peuple, ainsi que l’unité avec Dieu, qui n’a ni commencement ni fin. Par contre, celui qui, se considérant comme « la tête », se dissocie des « pieds », croyant qu’il est supérieur à son prochain, tombe dans les filets des forces impures, dans la dimension de la séparation.

Roch Hachana est le moment où les âmes du peuple d’Israël  reviennent à leur source et à leur racine, lorsque « les chefs du peuple [sont] réunis » (litt. les « têtes du peuple »). La « tête » évoque les pensées de l’homme, de sorte que « les têtes du peuple » représentent les pensées des membres du peuple juif, qui, après s’être éparpillées, deviennent à l’unisson le territoire du Très-Haut.

A cet égard, Moïse équivalait à l’ensemble du peuple d’Israël (cf. Mekhilta, Yitro, 1 ; « Ets ’Haïm » 32, 1), petits et grands – la tête représente les plus importants tandis que les pieds symbolisent le petit peuple. Sur ce leader du peuple juif, on relèvera les termes suivants : « Or, cet homme, Moïse, était fort humble, plus qu’aucun homme qui fût sur la terre. » (Nombres 12, 3) Car en dépit de toute sa grandeur, il se sentait très petit, conscient que, sans le petit peuple, comparable aux pieds, il n’aurait pas eu le mérite de parvenir au niveau de la tête, ce qui rejoint le raisonnement du Baal Hatania, selon lequel les pieds stabilisent le corps, lui permettent de maintenir la tête en place, et sont, à ce titre, indispensables.

Lorsque Dieu dit au leader du peuple juif : « Va ! descends, car ton peuple s’est corrompu » (Exode 32, 7), nos Sages expliquent (Berakhot, 32a) qu’étant donné que les enfants d’Israël avaient commis la faute du veau d’or et porté atteinte à l’unité, Dieu lui demandait de quitter son piédestal, car tout ce qu’il avait atteint jusque-là était dû au peuple, aux « pieds », qui n’étaient alors plus en mesure de porter la « tête » – titre auquel Moïse ne pouvait plus prétendre. On notera, pour la même raison, que tant que le courroux divin brûla contre les enfants d’Israël (cf. Rachi, Deutéronome 2, 17), Dieu ne s’adressa plus à Moïse en termes d’amour, et ce n’est qu’après qu’Il eut pardonné leur péché que Sa Présence se révéla de nouveau à Moïse de cette manière. Car, comme l’indique le maître de Troyes, la Présence divine ne repose sur les prophètes que pour le peuple d’Israël.

En outre, lorsque Moïse descendit du mont Sinaï, il se mit à embrasser ses coreligionnaires afin de les lier à lui, de restituer ce lien entre la tête et les pieds. Ce rabaissement, cette marque d’humilité, permit le retour de l’unité au sein du peuple. Car au cours de son séjour dans les cieux, Moïse s’éleva au niveau d’un ange, si bien que, pour permettre à ses coreligionnaires de se lier de nouveau à lui, il lui fallut se rabaisser et les embrasser, afin qu’ils forment de nouveau un seul « corps ». Cela nous renvoie aux paroles du Baal Hatania, précédemment évoquées, selon lesquelles même si quelqu’un est supérieur à son prochain, il a besoin de lui, car chacun a un atout qui fait défaut à l’autre. Aussi, même celui qui se sent élevé et important doit être conscient qu’il n’est pas complet sans l’autre. Dans cet esprit, Moïse, dont la perfection avait été endommagée suite au péché des enfants d’Israël, dut descendre à leur rencontre et les rapprocher de lui afin de les réveiller et de les élever de nouveau, ce qui lui permettrait de retrouver la complétude.

C’est la raison pour laquelle, en introduction aux bénédictions qu’il donna au peuple d’Israël avant sa mort, il souligna l’importance de l’union de tous ses membres : « Ainsi devint-il roi de Yechouroun, les chefs du peuple étant réunis, les tribus d’Israël unanimes. » (Deutéronome 33, 5) C’est là le secret de la perfection du peuple d’Israël, comme un corps auquel aucun membre ne fait défaut.

On retrouve allusivement cette notion de lien entre la tête et les pieds dans le verset : « C’est pour nous qu’Il dicta une doctrine à Moïse ; elle restera l’héritage de la communauté de Jacob. » (Deutéronome 33, 4) En effet, le terme « héritage » (moracha) fait allusion à la tête (roch), tandis que le nom de Jacob (en hébreu, Yaakov) évoque le talon (akev). A propos du patriarche, dans la section de Vayétsé, on peut par ailleurs lire : « Il eut un songe que voici : une échelle était dressée sur la terre, son sommet atteignait le ciel ; et des messagers divins montaient et descendaient le long de cette échelle. » (Genèse 28, 12) Les anges qui montaient étaient aussitôt remplacés par ceux qui descendaient. Lorsque l’échelle est bien posée par terre, son sommet (litt. « sa tête ») peut atteindre le ciel. En d’autres termes, lorsque règne l’unité entre la « tête » et les « pieds », le petit peuple (Israël) aide, à l’image d’un pied, le juste, qui est la « tête », à arriver jusqu’au ciel.

On notera par ailleurs que le siège de l’esprit – roch, en hébreu – se retrouve allusivement, à travers les lettres qui composent ce mot, tant dans le premier que dans le dernier mot du Pentateuque (beréchit et Israël). Ainsi, la tête a sa place prééminente justement grâce aux pieds, qui lui offrent un piédestal. On comprend à présent pourquoi la Torah se termine par le mot Israël, qui évoque la tête (roch), laquelle puise ses forces de l’autre extrémité – des simples Juifs comparés au pied, base et commencement (beréchit) de toute chose.

Roch Hachana porte ce nom, car en ce jour, l’ensemble des enfants d’Israël s’élève au niveau de la tête (roch), du fait de leur solidarité. Nos Sages expliquent d’ailleurs le verset « Vous vous tenez tous aujourd’hui (…) » comme se référant à Roch Hachana, jour où les enfants d’Israël comparaissent en justice devant Dieu (cf. Zohar II, 32b ; « Arvei Na’hal », Nitsavim ; « Tiféret Chelomo », Likoutim, Nitsavim). Cette cohésion est tout à l’honneur des enfants d’Israël ; petits et grands, sans différence de statut, des chefs du peuple – princes, juges et dirigeants communautaires – au petit peuple – fendeurs de bois et puiseurs d’eau. Du fait que les enfants d’Israël s’unissent et se soumettent au règne divin dans un élan unanime, ils méritent d’être acquittés.

Ajoutons que le terme « vos chefs » (rochékhem) évoque la tête (roch), tandis que les puiseurs d’eau évoquent le pied, l’eau se trouvant en dessous du niveau du sol. Lorsque s’accomplit en faveur des enfants d’Israël ce verset et qu’ils acquièrent la stabilité du fait de l’unité qui règne parmi eux, les « grands » donnent du mérite aux « petits », et vice-versa. Par ce biais, ils influent en quelque sorte sur le Créateur pour qu’Il les inscrive et les scelle immédiatement pour une existence bonne et prospère. Le jour de Roch Hachana, nous mentionnons les malkhouyot afin de réaliser que, de même qu’il n’y a pas de roi sans peuple (cf. Pirkei de Rabbi Eliezer, 3), le « règne » du juste ne peut s’établir sans le petit peuple, qui lui donne sa raison d’être.

Au moment où l’ensemble du peuple juif se tient devant l’Eternel, à Roch Hachana, et se soumet à Son règne à l’unanimité, ses chefs, grands de par l’esprit, se lient au petit peuple, d’esprit plus bas, de sorte que la « tête » dispose de « pieds ». Car sans le commun des mortels, les chefs ne peuvent grandir dans la Torah, comme nous le voyons au sujet de Moïse, dont toute la grandeur résultait du mérite du peuple.

Le mot ya’had de notre verset introductif, traduit ici par « unanime », a une valeur numérique de 22 – ce qui est aussi le nombre de lettres de l’alphabet hébraïque avec lesquelles est écrite la Torah. Aussi, quand les Grands sont liés à ceux qui leur sont inférieurs par ce ya’had, ils ont le mérite de comprendre la Torah. Dans cet esprit, le roi David s’écria : « De tous mes maîtres j’ai appris, et je suis devenu instruit, car Tes préceptes sont le sujet de ma conversation. » (Psaumes 119, 99) En d’autres termes, le roi David apprenait même des plus petits que lui en âge ou en sagesse, et c’est pourquoi il fut choisi pour régner sur le peuple juif. Car il s’effaçait devant autrui et était disposé à apprendre de chacun, quel que soit son niveau, un point positif. Etant donné qu’il accomplit par lui-même le verset « les chefs du peuple étant réunis, les tribus d’Israël unanimes » (Deutéronome 33, 5), il mérita que le début du verset – « Ainsi devint-il roi de Yechouroun » – s’accomplît en sa faveur. Outre le fait qu’il régna sur le peuple juif, il eut le mérite de comprendre la Torah en profondeur, confirmant ainsi le principe suivant : « La Torah ne peut être acquise que par celui qui est humble. » (Dérekh Erets Zouta, 8)

Pendant les jours redoutables, nous devons réparer tout ce qui touche au domaine des relations interhumaines afin d’avoir le mérite d’être réunis et de nous tenir devant Dieu, « les chefs du peuple étant réunis, les tribus d’Israël unanimes ». Par contre, lorsqu’un homme se repent seulement de ses manquements vis-à-vis du Très-Haut sans faire amende honorable vis-à-vis d’autrui, son repentir n’est pas effectif, car les lacunes auxquelles il n’a pas remédié dans le domaine de sa relation à l’autre l’empêcheront de s’associer à l’ensemble des enfants d’Israël et de se soumettre au règne divin à l’unisson avec eux.

« Coré (Kora’h) (…) forma un parti » (Nombres 16, 1), se séparant du reste de la communauté, et c’est pourquoi, mesure pour mesure, il fut écarté de ses semblables, englouti par la terre – « car poussière tu étais, et à la poussière tu retourneras » – et écopa de la géhenne. Ce sort singulier trouve en fait sa source dans ses propres velléités dissidentes, sa volonté de se démarquer de ses semblables par une controverse.

Non seulement ce personnage fut à l’origine d’une polémique au sein du peuple juif, mais il alla jusqu’à remettre en question les paroles de la Torah, en raillant la mitsva des tsitsit et de la mezouza. Or, étant donné que l’unité du peuple juif et son attachement à la Torah lui permettent de parvenir à concrétiser le principe « le Saint béni soit-Il, la Torah et le peuple d’Israël ne forment qu’un » (Zohar II, 90b ; III, 4b et 72b), lorsqu’il est divisé, la relation entre l’homme et le Créateur ainsi qu’avec Sa Torah s’en trouve atteinte, comme c’est arrivé à l’époque de Coré.

Le Baal Hatania explique (« Likoutei Torah », Nitsavim) le verset « Vous vous tenez tous aujourd’hui » dans le sens suivant : « Nous lisons toujours cette section avant Roch Hachana, car "c’est le jour du commencement de Tes œuvres, souvenir du premier jour", où toutes les étincelles d’âmes s’élèvent et se retrouvent dans leur source originelle, [pour se réunir] devant l’Eternel. "Vos chefs de tribus", etc.,  jusqu’au "puiseur d’eau", le texte énumère dix niveaux. De même que l’esprit de l’homme est composé de ce nombre de niveaux – trois, intellectuels et sept, caractériels –, qui forment une unité, le peuple d’Israël est une seule entité, la knesset Israël, qui comprend dix niveaux. »

Cela nous démontre l’importance des relations interpersonnelles, qui peuvent constituer un point d’achoppement lors du jugement, empêchant que le règne divin s’établisse sur l’homme. Car ce jour du jugement, qui est l’anniversaire de la Création de l’homme (Yalkout Chimoni, Nombres, 782), est aussi celui où, comme l’expliquent les ouvrages de Kabbale (cf. Zohar II, 75b ; « Likoutei Torah », Haazinou), le Saint béni soit-Il le lie aux quatre dimensions (Emanation, Création, Formation, Action), qu’il influence toutes. En ce jour aussi grand que redoutable, toutes les étincelles des âmes d’Israël se rassemblent et s’élèvent à partir de leur source initiale pour se tenir devant Dieu, méritant le nom de knesset Israël – « assemblée d’Israël ». Mais lorsque les hommes sont divisés, combien la Présence divine se désole-t-elle du fait que la dissension empêche le flux de bénédictions de se déverser sur terre en cette période de l’année !

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