Le Rav Saadia Gaon
Le Rav Saadia Gaon était le Roch Yéchiva de Soura en Babylonie. Il était très riche, mais a également mérité d’enseigner la Torah à de nombreux disciples.
L’histoire que nous allons raconter se passe en Nissan, à l’époque qui précède la fête de Pessa’h. Il y avait beaucoup de travail dans la maison du Rav. Dans le cadre de ses devoirs, l’un des serviteurs juifs sortit vers le fleuve, à l’autre bout de la ville, pour tremper des couverts afin de les rendre utilisables à Pessa’h. En arrivant sur la rive, il posa près de l’eau de précieux plats de cristal, et avant d’avoir eu le temps de les tremper, vit surgir du fleuve une grosse vague qui vint les recouvrir et les emporter dans l’abîme. Le serviteur les regarda disparaître avec stupéfaction, le cœur plein de tristesse. Mais il se rassura rapidement en se disant : « Chez mon maître, on ne sentira certainement pas la perte de quelques plats. Il a beaucoup de couverts, et qui pensera à chercher précisément ceux-là ? D’ailleurs même si l’on s’aperçoit qu’ils sont perdus, pourquoi me soupçonnerait-on ? Il vaut mieux que je garde tout cela pour moi et que je ne le raconte à personne. » Il continua à tremper le reste des couverts, et quand il eut fini il rentra chez le Rav. Quelques jours passèrent, personne ne devina le secret du serviteur, et lui-même oublia presque l’histoire.
Quand la fête de Pessa’h revint l’année suivante, on l’envoya de nouveau tremper des couverts dans le fleuve. Immédiatement, l’incident de l’année précédente lui revint en mémoire, et il fut saisi de la crainte que cela ne lui arrive de nouveau. Or voici qu’au fil de l’eau il vit s’approcher en flottant les plats de cristal qui arrivèrent jusqu’à la rive, où ils furent rejetés à terre... le serviteur s’approcha, et c’étaient vraiment les mêmes plats qui avaient sombré ; de plus, il n’en manquait pas un seul !
Sa joie fut considérable, mais son étonnement l’était encore plus. Il décida de tout raconter en rentrant chez son maître, et en arrivant à la maison, il alla effectivement trouver le Rav Saadia Gaon pour tout lui avouer. A la fin, il ajouta : « Apparemment, le succès sourit au Rav, il a mérité de retrouver ce qu’il avait perdu... » Or au lieu de la joie à laquelle il s’attendait, un gros soupir s’échappa de la bouche de son maître, et le serviteur resta muet d’étonnement.
Peu de temps après, le Rav Saadia Gaon commença à s’appauvrir, au point de ne plus avoir de quoi manger et de devoir recourir à la tsedakah. Au moment où la maison fut saisie, les serviteurs se trouvèrent dispersés, et celui dont il est question partit en Egypte, où il s’installa et établit un commerce florissant. Un jour, au cours de ses pérégrinations, le Rav Saadia Gaon arriva en Egypte chez le serviteur, qui, consterné de voir sa pauvreté, l’invita à loger chez lui. La proposition venait du cœur, et le Rav l’accepta. Le serviteur lui donna une chambre particulière et lui fournit tout ce dont il avait besoin, mais le calme ne dura pas, et dès le lendemain, le Rav fut pris d’une maladie désespérée, qui le mena au seuil de la mort. L’hôte s’occupa au mieux de son invité et appela les meilleurs médecins, mais sans aucun résultat. Un jour, les médecins ordonnèrent de faire boire au malade un bouillon très concentré où l'on avait fait cuire de plusieurs cuissons successives quelques poulets bien gras, jusqu’à ce que le bouillon ne comporte pas plus d’une seule cuillerée. Sans discuter ces instructions, on prépara le concentré, et on s’apprêta à en nourrir le malade, d’un cœur plein d’espoir. Mais au moment précis où l’on tendit la cuiller vers sa bouche, des toiles d’araignée tombèrent dedans du plafond, et le mets préparé avec tant de soin fut perdu.
Les habitants de la maison se lamentaient d’avoir fait tout ce travail en vain. Le serviteur regarda avec déception le Rav Saadia Gaon, et voilà qu’il distingua un sourire qui lui montait aux lèvres. A ce moment-là, il se rappela l’autre incident, le soupir du Rav quand il lui avait raconté l’histoire des plats noyés. Il ne put contenir sa curiosité, et lui demanda : « Que le Rav m’explique deux choses qui m’étonnent, la première, c’est pourquoi il a soupiré à ce moment-là, et la deuxième, pourquoi il a souri maintenant, alors que le précieux médicament a été perdu ? »
Le Rav répondit : « Je sais que de même que la richesse n’est pas éternelle, la pauvreté ne l’est pas non plus. Quand tu m’as raconté l’histoire des plats de cristal que le fleuve avait rendus, j’ai compris que c’était une chance surnaturelle, et j’ai craint d’être arrivé à un sommet et de profiter de trop de biens. Je me suis rendu compte que la roue risquait de tourner à chaque instant, c’est pourquoi j’ai soupiré.
Alors que maintenant, continua le malade, quand le médicament a été gâché après tout le mal qu’on s’était donné, j’ai soupçonné que j’étais arrivé au comble de la souffrance et que désormais le salut allait venir, c’est pourquoi j’ai souri... »
C’est effectivement ce qui arriva, et le Rav guérit quelques jours plus tard. Il se leva immédiatement, partit à Soura, sa ville, et au bout de peu de temps il retrouva sa position élevée, celle du Gaon d’Israël, dont il était la gloire.